Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6961

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 331-332).
6961. — À M. D’ALEMBERT.
3 auguste.

Il faut que je vous dise ingénument, mon cher philosophe, qu’il n’y a point d’Ingénu, que c’est un être de raison ; je l’ai fait chercher à Genève et en Hollande ; ce sera peut-être quelque ouvrage comme le Compère Matthieu. L’ami Coge pecus[1] fait apparemment courir ces bruits-là, qui ne rendront pas sa cause meilleure. Vous voyez l’acharnement de ces honnêtes gens : leur ressource ordinaire est d’imputer aux gens des Ingénus pour les rendre suspects d’hérésie, et malheureusement le public les seconde, car s’il paraît quelque brochure avec deux ou trois grains de sel, même du gros sel, tout le monde dit : C’est lui, je le reconnais ; voilà son style ; il mourra dans sa peau comme il a vécu. Quoi qu’il en soit, il n’y a point d’Ingénu, je n’ai point fait l’Ingénu, je ne l’aurai jamais fait ; j’ai l’innocence de la colombe, et je veux avoir la prudence du serpent[2].

En vérité, je pense que vous et moi nous avons été les seuls qui aient prévu que la destruction des jésuites rendrait les jansénistes trop puissants. Je dis d’abord, et même en petits vers, qu’on nous avait délivrés des renards pour nous abandonner aux loups[3]. Vous savez que la chasse aux loups est beaucoup plus difficile que la chasse aux renards ; il y faut du gros plomb : pour moi, qui ne suis qu’un vieux mouton, j’achève mes jours dans ma bergerie, en vous priant d’armer les pasteurs, et de les exciter à défendre le troupeau.

J’attends avec impatience votre réponse sur Coge pecus. Ce ne sont pas ces cuistres-là qui sont les plus dangereux. Les trompettes ne sont pas à craindre, mais les généraux le sont. Les honnêtes gens ne peuvent combattre qu’en se cachant derrière les haies. Il y a des choses qui affligent ; cependant il faut vivre gaiement ; c’est ce que je vous souhaite au nom du père, etc, en vous embrassant de tout mon cœur.

  1. L’abbé Coger (voyez tome XXI, page 357), auteur de l’Examen de Bélisaire, 1767, in-12.
  2. Matthieu, x, 16.
  3. Voyez tome XLII, page 505.