Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7121

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 477-479).
7121. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
4 janvier.

Comme les cuisiniers, mon cher ange, partent toujours de Paris le plus tard qu’ils peuvent, et s’arrêtent en chemin à tous les bouchons, j’ai reçu un peu tard la lettre que vous avez bien voulu m’écrire le 14 de décembre. Ma réponse arrivera gelée ; notre thermomètre est à douze degrés au-dessous du terme de la glace ; une belle plaine de neige, d’environ quatre-vingts lieues de tour, forme notre horizon ; me voilà en Sibérie pour quatre mois. Ce n’est pas assurément cette situation qui me fait désirer de vous revoir et de vous embrasser ; je quitterais le paradis terrestre pour jouir de cette consolation. J’espère bien quelque jour venir faire un tour à Paris, uniquement pour vous et pour Mme d’Argental. Il me sera impossible d’abandonner longtemps ma colonie. J’ai fondé Carthage, il faut que je l’habite, sans quoi Carthage périrait ; mais je vous réponds bien que, si je suis en vie dans dix-huit mois, vous reverrez un vieux radoteur qui vous aime comme s’il ne radotait point.

M. de Thibouville me dit qu’il faut que je vous envoie la lettre de M. le duc de Duras ; je ne sais trop où la retrouver. Elle contenait, en substance, que la belle Dubois m’avait traité comme ses amants, qu’elle m’avait trompé ; que la Comédie était, comme beaucoup d’autres choses, fort en décadence ; qu’il avait établi un petit séminaire de comédiens à Versailles, qui ne promettait pas grand’chose ; que Lekain était toujours bien malade, et que la tragédie était tout aussi malade que lui.

Nous manquons d’hommes en bien des genres, mon cher ange, cela est très-vrai ; mais les autres nations ne sont pas en meilleur état que nous.

M. Chardon m’avait promis de rapporter l’affaire des Sirven avant la naissance de notre Sauveur ; mais les petites niches qu’il a plu au parlement de lui faire ont retardé l’effet de sa bonne volonté. L’affaire n’a point été rapportée ; je ne sais plus où j’en suis, après cinq ans de peines. Il faut se résigner à Dieu et au parlement.

Pour mon petit procès avec Mme Gilet, il ne m’inquiète guère : c’est une idiote qui veut quelquefois faire le bel esprit, et qui parle quelquefois à tort et à travers à M. Gilet. Elle est peu écoutée ; mais M. Gilet a quelquefois des fantaisies, des lubies ; et il y a des affaires dans lesquelles il se rend fort difficile. Il est triste d’avoir des démêlés avec des gens de ce caractère. Je suis sensiblement touché de la bonté que vous avez de songer à redresser l’esprit de M. Gilet.

Mon pauvre Damilaville est tout ébouriffé de la crainte de n’être pas à la tête des vingtièmes. Je vous avoue que je lui souhaiterais une autre place ; c’est un lieutenant-colonel dont tout le monde désire que le régiment soit réformé.

N’êtes-vous pas bien aise que l’affaire de Pologne soit accommodée à la plus grande gloire de Dieu et de la raison ? Joseph Bourdillon[1], professeur en droit public, n’a pas laissé de servir dans ce procès. Puissé-je réussir comme lui dans celui des Sirven ! puissé-je surtout venir un jour vous dire combien je vous aime, combien je vous suis attaché pour le reste de ma languissante vie !

  1. C’est sous ce nom que Voltaire a donné son Essai historique et critique sur les Dissensions des églises de Pologne ; voyez tome XXVI, page 451.