Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7129

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 484-487).
7129. — À M. SERVAN.
13 janvier.

Vous m’avez prévenu, monsieur. Il y a longtemps que mon cœur me disait de vous remercier des deux discours[1] que vous avez prononcés au parlement, et qui ont été imprimés. Je me souviendrai toujours d’avoir répandu des larmes pour cette pauvre femme que son mari trahissait si pieusement en faveur de la religion catholique. Tout ce qui était à Ferney fut attendri comme l’avaient été tous ceux qui vous écoutèrent à Grenoble. Je regarde ce discours, et celui qui concerne les causes criminelles, non-seulement comme des chefs-d’œuvre d’éloquence, mais comme les sources d’une nouvelle jurisprudence dont nous avons besoin.

Vous verrez, monsieur, par le petit fragment que j’ai l’honneur de vous envoyer, combien on vous rend déjà justice. On vous cite[2] comme un ancien, tout jeune que vous êtes. L’ouvrage que vous entreprenez est digne de vous. Un vieux magistrat n’aurait jamais le temps de le faire ; et d’ailleurs un vieux magistrat aurait encore trop de préjugés. Il faut une âme vigoureuse, venue au monde précisément dans le temps où la raison commence à éclairer les hommes, et à se placer entre l’inutile fatras de Grotius et les saillies gasconnes de Montesquieu.

Je pense que vous aurez bien de la peine à rassembler les lois des autres nations, dont la plupart ne valent guère mieux que les nôtres. La jurisprudence d’Espagne est précisément comme celle de France. On change de lois en changeant de chevaux de poste, et on perd à Séville le procès qu’on aurait gagné à Saragosse.

Les historiens, qui ne sont pour la plupart que de froids compilateurs de gazettes, ne savent pas un mot des lois des pays dont ils parlent. Celles d’Allemagne, dans ce qui regarde la justice distributive, sont encore un chaos plus affreux. Il n’y a que Mathusalem qui puisse prendre le parti de plaider devant la chambre de Vetzlar. On dit que le despotisme en a fait d’assez bonnes en Danemark, et la liberté, de meilleures en Suède. Je ne sais rien de plus beau que les règlements pour l’éducation des enfants des rois, publiés par le sénat.

La meilleure loi peut-être qui fût au monde était celle de la grande charte d’Angleterre ; mais de quoi a-t-elle servi sous des tyrans comme Richard III et Henri VIII ?

Il me semble que l’Angleterre n’a de véritablement bonnes lois que depuis que Jacques II alla toucher les écrouelles au couvent des Anglaises à Paris. Ce n’est du moins que depuis ce temps qu’on a entièrement aboli la torture, et ces supplices affreux prodigués encore chez notre nation, aussi atroce quelquefois que frivole, et composée de singes et de tigres.

Louis XIV rendit au moins un grand service à la France, en mettant de l’uniformité dans la procédure civile et criminelle. Cette uniformité était dès longtemps chez les Anglais, qui n’avaient, depuis six cents ans, qu’un poids et qu’une mesure : c’est à quoi nous n’avons jamais pu parvenir. Mais il me semble que les rédacteurs de notre procédure criminelle ont beaucoup plus songé à trouver des coupables dans les accusés qu’à trouver des innocents. En Angleterre, c’est précisément tout le contraire ; l’accusé est favorisé par la loi : l’Anglais, qu’on croit féroce, est humain dans ses lois ; et le Français, qui passe pour si doux, est en effet très-inhumain.

L’abominable aventure du chevalier de La Barre et du jeune d’Étallonde en est bien la preuve. Ils ont été traités comme la Brinvilliers et la Voisin, pour une étourderie qui méritait un an de Saint-Lazare. Celui des deux qui échappa aux bourreaux est actuellement officier chez le roi de Prusse : il a acquis beaucoup de mérite, et pourra bien un jour se venger, à la tête d’un régiment, de la barbarie qu’on a exercée envers lui. Il semble que cette aventure soit du temps des Albigeois.

Nous verrons bientôt si le conseil voudra bien revoir et réformer le procès des Sirven. Il y a cinq ans que je poursuis cette affaire. J’ai trouvé chaque jour des obstacles, et je ne me suis jamais rebuté ; mais je ne suis qu’un citoyen inutile. C’est à vous, monsieur, qu’il appartient de faire le bien : vous êtes en place, et vous êtes digne d’y être, ce qui n’est pas bien commun. Vous servirez votre patrie dans les fonctions de votre belle charge, et vous vous immortaliserez dans vos moments de loisir.

Vous ferez voir combien la jurisprudence est incertaine en France ; vous détruirez les traces qui restent encore de l’ancien esclavage où l’Église a tenu l’État. Concevez-vous rien de plus ridicule qu’un promoteur et un official ? Mais, en vérité, nous avons des juridictions encore plus étonnantes, des tribunaux pour les greniers à sel, des cours supérieures pour le vin et pour la bière, un auguste sénat pour juger si les fermiers généraux doivent fouiller dans la poche des passants, sénat qui fait presque autant de bien à la nation que les quatre-vingt mille commis qui la pillent.

Enfin, monsieur, dans les premiers corps de l’État, que de droits équivoques et que d’incertitudes ! Les pairs sont-ils admis dans le parlement, ou le parlement est-il admis dans la cour des pairs ? le parlement est-il substitué aux états généraux ? le conseil d’État est-il en droit de faire des lois sans le parlement ? le parlement[3] est-il en droit d’interpréter des lois anciennes et reconnues ?


Est-il décidé par les exemples de Marie de Médicis, d’Anne d’Autriche et du duc d’Orléans, que le parlement de Paris a seul la prérogative de donner la régence du royaume ? Et d’ailleurs, que disent les princes, les pairs et les généraux d’armée, quand ils voient le fils d’un commis des fermes acheter, pour quinze cents louis, le droit de conférer la puissance suprême ?

Il semble que tout se soit fait chez nous au hasard et à l’aventure ; il faut avouer que le droit public est bien mieux établi en Angleterre et en Allemagne, quoique sur des fondements très-différents ; du moins, chacun y connaît ses privilèges ; et en France, toutes les prérogatives sont usurpées ou contestées ; on n’y jouit pas même des droits qu’on a reçus de la nature ; personne n’est parmi nous à l’abri des lettres de cachet et d’un jugement par commissaires.

Plus ces réflexions sont douloureuses, plus je vous exhorte, monsieur, à découvrir nos plaies quand vous n’aurez plus l’espérance de les guérir. Vous montrerez au moins à la nation tout ce qui lui manque et ce que le temps pourra lui donner un jour. En vérité, M. de Montesquieu n’a fait que plaisanter et n’a écrit que pour montrer de l’esprit ; d’ailleurs, il se trompe trop souvent ; presque toutes ses citations sont fausses ; mais il a parlé avec courage contre la finance, les prêtres et le despotisme. Vous aurez le même courage, avec plus de lumières et de méthode ; voilà du travail, c’est-à-dire du plaisir pour bien des années, et de la gloire pour jamais.

Soyez persuadé, monsieur, de mon très-sincère respect et d’un attachement aussi grand que mon estime ; je serais bien fâché de mourir sans avoir l’honneur de vous revoir.

  1. Discours dans la cause d’une femme protestante, 1767, in-12 ; et Discours sur l’administration de la justice criminelle en France, 1767, in-8°.
  2. Dans son Homme aux quarante écus, Voltaire cite un passage du Discours sur l’administration de la justice criminelle en France ; voyez tome XXI, page 350.
  3. La fin de cette lettre à partir de ce mot manquait dans les éditions de Kehl, de Beuchot, et dans toutes les éditions précédentes. Ce complément a été publié pour la première fois par M. J.-J. Champollion-Figeac, dans la Revue des Alpes, année 1859, No 91, et nous a été transmis par l’honorable directeur de cette Revue, M. Maisonville.