Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7154

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 508-510).
7154. — À M. DE CHABANON.
À Ferney, 29 janvier.

Ami vrai et poëte philosophe, ne vous avais-je pas bien dit[1] que le lecteur[2] ne serait jamais l’approbateur, et qu’il éluderait tous les moyens de me plaire, malgré tous les moyens qu’il a trouvés de plaire ? Ne trouvez-vous pas qu’il cite bien a propos feu M. le dauphin, qui, sans doute, reviendra de l’autre monde pour empêcher qu’on ne mette des doubles-croches sur la mâchoire d’âne de Samson ? Ah ! mon fils, mon fils ! la petite jalousie est un caractère indélébile.

M. le duc de Choiseul n’est pas, je crois, musicien : c’est la seule chose qui lui manque ; mais je suis persuadé que, dans l’occasion, il protégerait la mâchoire d’âne de Samson contre les mâchoires d’âne qui s’opposeraient à ce divertissement honnête, ut ut est. Il faut une terrible musique pour ce Samson qui fait des miracles de diable ; et je doute fort que le ridicule mélange de la musique italienne avec la française, dont on est aujourd’hui infatué, puisse parvenir aux beautés vraies, mâles et vigoureuses, et à la déclamation énergique que Samson exige dans les trois quarts de la pièce. Par ma foi, la musique italienne n’est faite que pour faire briller des châtrés à la chapelle du pape. Il n’y aura plus de génie à la Lulli pour la déclamation, je vous le certifie dans l’amertume de mon cœur.

Revenons maintenant à Pandore. Oui, vous avez raison, mon fils : le bonhomme Prométhée fera une fichue figure, soit qu’il assiste au baptême de Pandore sans dire mot, soit qu’il aille, comme un valet de chambre, chercher les Jeux et les Plaisirs pour donner une sérénade à l’enfant nouveau-né. Le cas est embarrassant, et je n’y sais plus d’autre remède que de lui faire notifier aux spectateurs qu’il veut jouir du plaisir de voir le premier développement de l’âme de Pandore, supposé qu’elle ait une âme.

Cela posé, je voudrais qu’après le chœur,

Sa surpriDieu d’amour, quel est ton empire,


Prométhée dît, en s’adressant aux nymphes et aux demi-dieux de sa connaissance, qui sont sur le théâtre :

Sa surpriObservons ses appas naissants,
Sa surprise, son trouble, et son premier usage
Sa surprise, sDes célestes présents
Sa surpriDont l’amour a fait son partage[3].

Après ce petit couplet, qui me paraît tout à fait à sa place, le bonhomme se confondrait dans la foule des petits demi-dieux qui sont sur le théâtre ; et ce serait, à ce qu’il me semble, une surprise assez agréable de voir Pandore le démêler dans l’assemblée des sylvains et des faunes, comme Marie-Thérèse, beaucoup moins spirituelle que Pandore, reconnut Louis XIV au milieu de ses courtisans.

Il faut que je vous parle actuellement, mon cher ami, de la musique de M. de La Borde. Je me souviens d’avoir été très-content de ce que j’entendis ; mais il me parut que cette musique manquait, en quelques endroits, de cette énergie et de ce sublime que Lulli et Rameau ont seuls connus, et que l’opéra-comique n’inspirera jamais à ceux qui aiment il gusto grande.

Mes tendres sentiments à Eudoxie ; mes respects à Maxime et à l’ambassadeur. Assurez le bon vieillard, père d’Eudoxie, que je m’intéresse fort à lui. Maman vous aime de tout son cœur ; aussi fais-je, et toutes les puissances ou impuissances de mon âme sont à vous.

    les commis de la poste, occupés à lire les lettres des honnêtes gens pour leur instruction et pour celle du gouvernement, s’étaient imaginé pendant longtemps que ces lettres étaient d’un M. Écrlinf, demeurant en Suisse. « Ce M. Écrlinf n’écrit pas mal », disaient-ils. (Note copiée sur une copie faite dans le temps.) (B.

  1. Lettre 7143.
  2. M. de Moncrif, lecteur de la reine. (K.)
  3. Ces vers n’ont pas été mis dans la scène qui fait le second acte de Pandore.