Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7157

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 511-512).
7157. — À M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY[1].
À Ferney, 30 janvier 1768.

Mon très-cher confrère, je vous fais mon compliment sur tous les succès de votre Académie, et j’en fais à M. Legouz sur ses magnificences[2].

Vous me parlez de M. le président de Brosses : voyez, monsieur, si vous voulez lui faire lire ce que je vais vous représenter :

1° Il avait affermé sa terre de Tournay à un ivrogne, fils d’un syndic de Genève[3], lequel ivrogne s’était engagé à lui en donner trois mille livres par an, sans la connaître et sans pouvoir le payer[4]. Ce pauvre diable est mort insolvable. Ce polisson en aurait donné six mille francs aussi bien que trois mille. Le fait est que, quand j’ai voulu l’affermer, je n’en ai jamais pu trouver que douze cents livres, avec un char de foin, trois chars de paille et un tonneau de vin.

M. de Brosses m’a vendu à vie cette terre, qui ne me produit pas seize cents livres de rente[5], pour un capital de quarante-sept mille livres.

3° Dans ce capital de 47,000 livres il a compté pour cinq cents livres de rente un petit bois, dont lui-même avait fait couper la plus grande partie, et dans lequel je n’ai pas pris seulement une bûche pour me chauffer. Ce bois est vieux, entièrement dévasté par lui-même, qui avait vendu ce qu’il y avait de passable, et par les troupes, qui ont pillé le reste.

4° Dans les 47,000 livres que cette malheureuse acquisition m’a coûté, il y avait douze mille livres en réparations ; j’en ai fait pour plus de vingt mille livres.

5° Les choses sont tellement changées à Genève que jamais assurément aucun Genevois n’achètera cette terre.

6° S’il veut m’en faire un prix raisonnable je l’achèterai pour ma nièce afin de la joindre à Ferney, qui est une terre beaucoup plus seigneuriale, et qui n’est point un démembrement d’une autre terre comme l’est Tournay.

Tout cela n’est pas trop académique. Mais si M. de Brosses ne veut pas s’accommoder avec moi, je l’avertis que je vais m’arranger pour vivre autant que Fontenelle ; il doit trembler que je ne lui tienne parole.

Adieu, mon très-cher confrère, je vous embrasse très-tendrement sans aucune cérémonie.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. La fondation de prix à l’École gratuite des beaux-arts établie à Dijon et le don d’un cabinet d’histoire naturelle fait à l’Académie. — La donation du jardin de botanique de Dijon par Legouz de Gerland n’eut lieu qu’en 1773.
  3. C’est à Chouet le père, en sa qualité de premier syndic de Genève, qu’est adressée la lettre de Voltaire du 2 août 1755. Rousseau le nomme dans ses Confessions (partie II, livre viii), à propos de la dédicace du Discours sur l’inégalité. Dans sa VIIe Lettre de la montagne, il parle d’une harangue célèbre de M. le syndic Chouet, prononcée en 1707. Ce dernier est-il bien le père du fermier de M. de Brosses ? (Th. F.)
  4. Sans nier l’inconduite de Chouet, M. de Brosses affirme que ce fermier le payait bien. (Th. F.)
  5. Voltaire avouait 1.700 francs dans la lettre au même du 15 janvier 1767.