Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7244

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 24-26).
7244. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
22 avril.

Mon divin ange, mes raisons pour avoir changé ma table ouverte contre la sainte table pourront ennuyer un excommunié comme vous ; mais je me crois dans la nécessité de vous les dire.

Premièrement, c’est un devoir que j’ai rempli avec Mme Denis une fois ou deux, si je m’en souviens bien.

Secondement, il n’en est pas d’un pauvre agriculteur comme de vous autres seigneurs parisiens, qui en êtes quittes pour vous aller promener aux Tuileries à midi. Il faut que je rende le pain bénit en personne dans ma paroisse ; je me trouve seul de ma bande contre deux cent cinquante consciences timorées ; et, quand il n’en coûte qu’une cérémonie prescrite par les lois pour les édifier, il ne faut pas s’en faire deux cent cinquante ennemis.

3° Je me trouve entre deux évêques qui sont du xive siècle, et il faut hurler avec ces sacrés loups.

4° Il faut être bien avec son curé, fût-il un imbécile ou un fripon, et il n’y a aucune précaution que je ne doive prendre, après la lettre de l’avocat Caze.

5° Soyez très-sûr que, si je vois passer une procession de capucins, j’irai au-devant d’elle chapeau bas, pendant la plus forte ondée.

M. Hennin, résident à Genève, a trouvé un aumônier tout établi ; il le garde par faiblesse. Ce prêtre est un des plus détestables et des plus insolents coquins qui soient dans la canaille à tonsure. Il se fait l’espion de l’évêque d’Orléans, de l’évêque d’Annecy, et de l’évêque de Saint-Claude. Le résident n’ayant pas le courage de le chasser, il faut que j’aie le courage de le faire taire.

7° Puisque l’on s’obstine à m’imputer les ouvrages de Saint-Hyacinthe, de l’ex-capucin Maubert, de l’ex-mathurin du Laurens, et du sieur Robinet, tous gens qui ne communient pas, je veux communier ; et si j’étais dans Abbeville, je communierais tous les quinze jours.

8° On ne peut me reprocher d’hypocrisie, puisque je n’ai aucune prétention.

9° Je vous demande en grâce de brûler mes raisons, après les avoir approuvées ou condamnées. J’aime beaucoup mieux être brûlé par vous qu’au pied du grand escalier.

Je rends de très-sincères actions de grâces à la nature, et au médecin qui l’a secondée, d’avoir enfin rendu la santé à Mme d’Argental.

Je vous amuserai probablement, par la première poste, de la Guerre de Genève#1, imprimée à Besançon : c’est un ouvrage, à mon gré, très-honnête, et qui ne peut déplaire dans le monde qu’à deux ou trois mille personnes ; encore sont-elles obligées de rire.

Je suis hibou, je l’avoue, mais je ne laisse pas de m’égayer quelquefois dans mon trou : ce qui diminue les maux dont je suis accablé ; c’est une recette excellente.

Je suis comme votre ville de Paris : je n’ai plus de théâtre. Je donne ç mon curé les aubes des prêtres de Sémiramis ; il faut faire une fin. Je me suis retiré sans pension du roi, dans ma soixante-quinzième année. Je ne compte pas égaler les jours de Moncrif[1] ; mais si j’ai les moyens de plaire[2] à mes deux anges, je me croirai pour le moins aussi heureux que lui. Je me mets à l’ombre de vos ailes, avec une vivacité de sentiments qui n’est pas d’un vieillard.

  1. Moncrif passait pour être beaucoup plus vieux qu’il n’était. Il mourut en 1770, à quatre-vingt-deux ans ; et Voltaire n’est mort qu’à plus de quatre-vingt-quatre ans.
  2. On a de Moncrif Essai sur la nécessité et les moyens de plaire, 1738, in-12.