Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7245

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 26-28).
7245. — À M. PAULET[1].
Ferney, 22 avril.

Je crois, monsieur, que don Quichotte n’avait pas lu plus de livres de chevalerie que j’en ai lu de médecine. Je suis né faible et malade, et je ressemble aux gens qui, ayant d’anciens procès de famille, passent leur vie à feuilleter les jurisconsultes, sans pouvoir finir leurs procès.

Il y a environ soixante-quatorze ans que je soutiens comme je peux mon procès contre la nature. J’ai gagné un grand incident, puisque je suis encore en vie ; mais j’ai perdu tous les autres, ayant toujours vécu dans les souffrances.

De tous les livres que j’ai lus, il n’y en a point qui m’ait plus intéressé que le vôtre. Je vous suis très-obligé de m’avoir fait faire connaissance avec Rhasès. Nous étions de grands ignorants et de misérables barbares, quand ces Arabes se décrassaient. Nous nous sommes formés bien tard en tout genre, mais nous avons regagné le temps perdu ; votre livre surtout en est un bon témoignage. Il m’a beaucoup instruit ; mais j’ai encore quelques petits scrupules sur la patrie de la petite vérole.

J’avais toujours pensé qu’elle était native de l’Arabie déserte, et cousine germaine de la lèpre, qui appartenait de droit au peuple juif, peuple le plus infecté en tout genre qui ait jamais été sur notre malheureux globe.

Si la petite vérole était native d’Égypte, je ne vois pas comment les troupes de Marc-Antoine, d’Auguste, et de ses successeurs, ne l’auraient pas apportée à Rome. Presque tous les Romains eurent des domestiques égyptiens, verna Canopi, ils n’eurent jamais d’Arabes. Les Arabes restèrent presque toujours dans leur grande presqu’île jusqu’au temps de Mahomet. Ce fut dans ce temps-là que la petite vérole commença à être connue. Voilà mes raisons ; mais je me défie d’elles, puisque vous pensez différemment.

Vous m’avez convaincu, monsieur, que l’extirpation serait très-préférable à l’inoculation. La difficulté est de pouvoir attacher la sonnette au cou du chat. Je ne crois pas les princes de l’Europe assez sages pour faire une ligue offensive et défensive contre ce fléau du genre humain ; mais, si vous parvenez à obtenir des parlements du royaume qu’ils rendent quelques arrêts contre la petite vérole, je vous prierai aussi (sans aucun intérêt) de présenter requête contre sa grosse sœur. Vous savez que le parlement de Paris condamna, en 1496, tous les véroles qui se trouveraient dans la banlieue à être pendus. J’avoue que cette jurisprudence était fort sage, mais elle était un peu dure et d’une exécution difficile, surtout avec le clergé, qui en aurait appelé ad apostolos.

Je ne sais laquelle de ces deux demoiselles a fait le plus de mal au genre humain ; mais la grosse sœur me paraît cent fois plus absurde que l’autre. C’est un si énorme ridicule de la nature d’empoisonner les sources de la génération que je ne sais plus où j’en suis quand je fais l’éloge de cette bonne mère. La nature est très-aimable et très-respectable sans doute, mais elle a des enfants bien infâmes.

Je conçois bien que si tous les gouvernements de l’Europe s’entendaient ensemhle, ils pourraient à toute force diminuer un peu l’empire des deux sœurs. Nous avons actuellement en Europe plus de douze cent mille hommes qui montent la garde en pleine paix ; si on les employait à extirper les deux virus qui désolent le genre humain, ils seraient du moins bons à quelque chose ; on pourrait même leur donner encore à combattre le scorbut, les fièvres pourprées, et tant d’autres faveurs de ce genre que la nature nous a faites.

Vous avez dans Paris un Hôtel-Dieu où règne une contagion éternelle, où les malades, entassés les uns sur les autres, se donnent réciproquement la peste et la mort. Vous avez des boucheries dans de petites rues sans issue, qui répandent en été une odeur cadavéreuse, capable d’empoisonner tout un quartier. Les exhalaisons des morts tuent les vivants dans vos églises, et les charniers des Innocents, ou de Saint-Innocent, sont encore un témoignage de barbarie qui nous met fort au-dessous des Hottentots et des nègres : cependant personne ne pense à remédier à ces abominables abus. Une partie des citoyens ne pense qu’à l’opéra-comique, et la Sorbonne n’est occupée qu’à condamner Bèlisaire, et à damner l’empereur Marc-Antonin.

Nous serons longtemps fous et insensibles au bien public. On fait de temps en temps quelques efforts, et on s’en lasse le lendemain. La constance, le nombre d’hommes nécessaire, et l’argent, manquent pour tous les grands établissements. Chacun vit pour soi : Sauve qui peut ! est la devise de chaque particulier. Plus les hommes sont inattentifs à leur plus grand intérêt, plus vos idées patriotiques m’ont inspiré d’estime.

J’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Jean-Jacques Paulet, médecin, né à Anduze en 1739, mort à Fontainebleau en octobre 1820, a publié une Histoire de la petite vérole, avec les moyens d’en préserver les enfants et de l’anéantir en France, avec la traduction du traité de Rhazès, traduit de l’arabe, 1768, deux volumes in-12.