Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7251

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7251. — DE M. MOREAU DE LA ROCHETTE[1].
28 avril 1768.

Je conviens, monsieur, que quarante écus et vingt-trois ans de vie sont un bien mauvais présent ; mais la sauce vaut mieux que le poisson, et la manière honnête avec laquelle vous payez vos dettes est une marque d’attention qui met le comble à ma reconnaissance. Vos Quarante écus, au surplus, sont une monnaie bien précieuse pour moi. Les vingt-trois ans de vie n’en diminuent pas la valeur, parce qu’il faut savoir prendre son parti. Si j’avais tous les soirs, quand je rentre chez moi, après avoir bien parcouru mes plants, quarante écus de cette espèce, et le bon souper de M. André, je me délasserais avec l’un et je me réjouirais avec l’autre. Les vingt-trois ans de vie se passeraient très-agréablement ; et en vérité, monsieur, c’est à quoi je voudrais voir borner toutes mes richesses ; mais où trouver des quarante écus comme les vôtres, et des personnes comme celles du souper de M. André ? Ce sont trésors très-rares ; aussi les gens raisonnables préfèrent souvent de se coucher sans souper.

Comment, au reste, monsieur, pouvez-vous habiter un chien de climat comme celui dont vous me parlez ? Vous êtes donc toujours transi ou brûlé, ou vous vivez, avec le thermomètre de Réaumur, dans une serre ? Pourquoi ne venez-vous pas habiter les bords de notre rivière de Seine, qui sont si agréables ? Je ne doute pas votre habitation ne soit charmante ; mais si je vous tenais ici pendant vingt quatre heures, dans un terrain de cinq cents à six cents arpents de bruyères que j’ai défrichés depuis quinze ans, qui est situé près de la forêt de Fontainebleau, sur le bord de la Seine, et qui est cultivé tous les jours par cent enfants trouvés qui sautent, comme les chamois de vos montagnes, le soir et le matin en allant à l’ouvrage, vous verriez, monsieur, qu’il ne nous manque pour être heureux que les bons soupers de M. André, car, du reste, le soleil et le climat nous traitent fort bien : l’été ne nous brûle point, l’hiver ne nous gèle pas ; notre poisson n’est pas mauvais ; nos légumes et nos fruits sont délicieux ; en un mot, monsieur, nous avons tout ce qu’il faut pour faire de bons soupers, s’il était possible de réunir M. André et ses amis.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Moreau de La Rochette.

  1. Mémoires de la Société académique d’agriculture, etc., du département l’Aube, tome VI, 3e série, année 1869.