Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7292

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 68-70).
7292. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 29 juin.

Vous conservez donc des bontés, monseigneur, pour ce vieux solitaire ? Je les mets hardiment à l’épreuve. Je vous supplie, si vous pouvez disposer de quelques moments, de vouloir bien me dire ce que vous savez de la fortune qu’a laissée votre malheureux lieutenant général Lally, ou plutôt de la fortune que l’arrêt du parlement a enlevée à sa famille. J’ai les plus fortes raisons de m’en informer. Je sais seulement qu’outre les frais du procès l’arrêt prend sur la confiscation cent mille écus pour les pauvres de Pondichéry ; mais on m’assure qu’on ne put trouver cette somme. On me dit, d’un autre côté, qu’on trouva quinze cent mille francs chez son notaire, et deux millions chez un banquier, ce dont je doute beaucoup. Vous pourriez aisément ordonner à un de vos intendants de prendre connaissance de ce fait.

Je vous demande bien pardon de la liberté que je prends ; mais vous savez combien j’aime la vérité, et vous pardonnez aux grandes passions. Je ne vous dirai rien de la sévérité de son arrêt. Vous avez sans doute lu tous les mémoires, et vous savez mieux que moi ce qu’il faut en penser.

Permettez-moi de vous parler d’une chose qui me regarde de plus près. Ma nièce m’a appris l’obligation que je vous ai d’avoir bien voulu parler de moi à monsieur l’archevêque de Paris. Autrefois il me faisait l’honneur de m’écrire ; il n’a point répondu à une lettre que je lui ai adressée il y a trois semaines[1]. Dans cet intervalle, le roi m’a fait écrire[2], par M. de Saint-Florentin, qu’il était très-mécontent que j’eusse monté en chaire dans ma paroisse, et que j’eusse prêché le jour de Pâques. Qui fut étonné ? ce fut le révérend père Voltaire. J’étais malade ; j’envoyai la lettre à mon curé, qui fut aussi étonné que moi de cette ridicule calomnie, qui avait été aux oreilles du roi. Il donna sur-le-champ un certificat qui atteste qu’en rendant le pain bénit, selon ma coutume, le jour de Pâques, je l’avertis, et tous ceux qui étaient dans le sanctuaire, qu’il fallait prier tous les dimanches pour la santé de la reine, dont on ignorait la maladie dans mes déserts ; et que je dis aussi un mot touchant un vol qui venait de se commettre pendant le service divin.

La même chose a été certifiée par l’aumônier du château et par un notaire, au nom de la communauté. J’ai envoyé le tout à M. de Saint-Florentin, en le conjurant de le montrer au roi, et ne doutant pas qu’il ne remplisse ce devoir de sa place et de l’humanité.

J’ai le malheur d’être un homme public, quoique enseveli dans le fond de ma retraite. Il y a longtemps que je suis accoutumé aux plaisanteries et aux impostures. Il est plaisant qu’un devoir que j’ai très souvent rempli ait fait tant de bruit à Paris et à Versailles. Mme Denis doit se souvenir qu’elle a communié avec moi à Ferney[3], et qu’elle m’a vu communier à Colmar[4]. Je dois cet exemple à mon village, que j’ai augmenté des trois quarts : je le dois à la province entière, qui s’est empressée de me donner des attestations auxquelles la calomnie ne peut répondre.

Je sais qu’on m’impute plus de petites brochures contre des choses respectables que je n’en pourrais lire en deux ans ; mais, Dieu merci, je ne m’occupe que du Siècle de Louis XIV ; je l’ai augmenté d’un tiers.

La bataille de Fontenoy, le secours de Gênes, la prise de Minorque, ne sont pas oubliés[5] ; et je me console de la calomnie en rendant justice au mérite.

Je vous supplie de regarder le compte exact que j’ai pris la liberté de vous rendre, comme une marque de mon respectueux attachement. Le roi doit être persuadé que vous ne m’aimeriez pas un peu si je n’en étais pas digne. Mon cœur sera toujours pénétré de vos bontés pour le peu de temps qui me reste encore à vivre. Vous savez que rarement je peux écrire de ma main ; agréez mon tendre et profond respect.

  1. Cette lettre manque. C’est même la seule trace d’une correspondance avec Beaumont, archevêque de Paris, dont il avait fait, en 1748, un éloge qu’il supprima 1756 ; voyez tome XXI, page 12. Voltaire avait écrit en mars 1768 une Lettre à l’archevêque de Paris ; mais il l’avait faite au nom de l’archevêque de Cantorbery (tome XXVI, page 577). Il n’est pas à croire que ce soit de ce pamphlet qu’il veut parler ici.
  2. La lettre 7288.
  3. En 1761 : voyez tome XLI, page 210.
  4. Colini parle de cette communion de Colmar dans Mon Séjour auprès de Voltaire, page 128 : « Je jetai un coup d’œil sur le maintien de Voltaire. Il présentait sa langue, et fixait ses yeux bien ouverts sur la physionomie du prêtre. Je connaissais ces yeux-là. »
  5. Voyez tome XV, pages 237, 275, 339.