Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7296

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7290. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Dimanche, 3 juillet 1768.

Vous vous applaudissez peut-être, monsieur, de m’avoir perdue. Oh ! que non, de telles bonnes fortunes ne sont pas faites pour vous, vous ne me perdrez jamais. Soyez saint ou profane, je ne cesserai point d’entretenir une correspondance qui me fait tant de plaisir ; je ne savais cependant comment m’y prendre pour la renouer ; mais voilà le président qui m’en fournit une occasion admirable. M. Walpole, qui a une très-belle presse a sa campagne[2], vient de lui faire la galanterie d’imprimer son premier ouvrage[3] ; il veut que ce soit moi qui vous l’envoie ; il n’oserait pas, dit-il, vous faire lui-même un tel présent. Cette pièce et votre Œdipe sont des productions du même âge, mais qui ne sont pas faites, dit-il, pour être comparées.

Je ne décide point entre Genève et Rome.


L’amitié que j’ai pour les deux auteurs me garantit de toute partialité.

Aurai-je toujours à me plaindre de vous, monsieur ? Sans Mme la duchesse de Choiseul, j’aurais la honte, et encore plus l’ennui, de ne rien lire de vous ; est-ce ainsi qu’on traite sa plus ancienne amie ? Vous êtes pis que Lamotte et Fontenelle : ils préferaient les modernes aux anciens, mais ces anciens étaient morts, et les modernes étaient eux-mêmes. Moi, je suis vivante, et ceux que vous me préférez ne vous ressemblent point, mais point du tout, monsieur, soyez-en persuadé ; protégez-les comme votre livrée, et rien par delà. L’humeur que j’ai contre vous me rend caustique ; faisons la paix, et reprenons notre commerce.

J’enverrai mon paquet à Mme Denis ; j’imagine qu’elle a des moyens pour vous faire tenir ce qu’elle veut. Je suis très-contente du discours à votre vaisseau ; mais pourquoi des coups de patte à ce pauvre La Bletterie ? Ne savez-vous pas par qui il est protégé[4] ?

Enfants du même Dieu, vivez du moins en frères.

J’aime votre galimatias pindarique, et par-dessus tout je vous aime mon cher et ancien ami.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.
  2. Strawberry-Hill.
  3. Cornelie, tragédie ; voyez la note 1 de la page 77.
  4. Par le duc de Choiseul.