Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7326

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 111-112).
7326. — À M. D’ALEMBERT.
2 septembre.

Comment donc ! il y avait de très-beaux vers dans la pièce de La Harpe ; le sujet même en était très-intéressant pour les philosophes[1] ; longue et monotone ? d’accord ; mais celle du couronné est-elle polytone ? En un mot, il nous faut des philosophes ; tachez donc que ce M. de Langeac le soit.

Je suis, mon cher ami, aussi malingre que Damilaville, et j’ai d’ailleurs trente ans plus que lui. Il est vrai que j’ai voulu tromper mes douleurs par un travail un peu forcé, et je n’en suis pas mieux. Est-il vrai que notre doyen d’Olivet a essuyé une apoplexie ? je m’y intéresse. L’abbé d’Olivet est un bon homme, et je l’ai toujours aimé. D’ailleurs il a été mon préfet dans le temps qu’il y avait des jésuites. Savez-vous que j’ai vu passer le P. Le Tellier et le P. Bourdaloue, moi qui vous parle ?

Vous me demandez de ces rogatons imprimés à Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, et débités à Genève chez Chirol ; mais comment, s’il vous plaît, voulez-vous que je les envoie ? par quelle adresse sûre, sous quelle enveloppe privilégiée ? Qui veut la fin donne les moyens, et vous n’avez aucun moyen. Je me servais quelquefois de M. Damilaville, et encore fallait-il bien des détours ; mais il n’a plus son bureau ; le commerce philosophique est interrompu. Si vous voulez être servi, dites-moi donc comment il faut que je vous serve.

J’écrivis, il y a quelques jours, une lettre[2] à Damilaville, qui était autant pour vous que pour lui. J’exprimais ma juste douleur de voir que le traducteur de Lucrèce adopte encore la prétendue création d’anguilles avec du blé ergoté et du jus de mouton[3]. Il est bien plaisant que cette chimère d’un jésuite irlandais, nommé Needham, puisse encore séduire quelques physiciens. Notre nation est trop ridicule. Buffon s’est décrédité à jamais avec ses molécules organiques, fondées sur la prétendue expérience d’un malheureux jésuite. Je ne vois partout que des extravagances, des systèmes de Cyrano de Bergerac dans un style obscur ou ampoulé. En vérité, il n’y a que vous qui ayez le sens commun. Je relisais hier la Destruction des Jésuites ; je suis toujours de mon avis : je ne connais point d’ouvrage où il y ait plus d’esprit et de raison.

À propos, quand je vous dis que j’ai écrit à frère Damilaville, j’ignore s’il a reçu ma lettre, car elle était sous l’enveloppe du bureau où il ne travaille plus. Informez-vous-en, je vous prie ; dites-lui combien je l’aime, et combien je souffre de ses maux. Il doit être content, et vous aussi, du mépris où l’inf… est tombée chez tous les honnêtes gens de l’Europe. C’était tout ce qu’on voulait et tout ce qui était nécessaire. On n’a jamais prétendu éclairer les cordonniers et les servantes ; c’est le partage des apôtres. Il est vrai qu’il y a des gens qui ont risqué le martyre comme eux ; mais Dieu en a eu pitié. Aimez-moi, car je vous aime, mon très-cher philosophe, et je vous rends assurément toute la justice qui vous est due.

  1. La pièce de vers présentée par La Harpe était intitulée les Avantages de la philosophie. Le prix fui adjugé à la Lettre d’un Fils parvenu à son Père laboureur, par l’abbé de Langeac.
  2. Cette lettre est perdue.
  3. Lagrange (mort en 1775, à trente-sept ans). Voyez sa note sur le vers 719 du second chant de Lucrèce.