Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7334

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 118-120).
7334. — À M. THIERIOT.
À Ferney, 15 septembre.

Ma foi, mon ami, tout le monde est charlatan ; les écoles, les académies, les compagnies les plus braves, ressemblent à l’apothicaire Arnould, dont les sachets guérissent toute apoplexie dès qu’on les porte au cou, et à M. Le Lièvre, qui vend son baume de vie à force gens qui en meurent.

Les jésuites eurent, il y a quelques années, un procès avec les droguistes de Paris pour je ne sais quel élixir qu’ils vendaient fort cher, après avoir vendu de la grâce suffisante qui ne suffisait point ; tandis que les jansénistes vendaient de la grâce efficace qui n’avait point d’efficacité. Ce monde est une grande foire où chaque Polichinelle cherche à s’attirer la foule ; chacun enchérit sur son voisin.

Il y a un sage dans notre petit pays qui a découvert que les âmes des puces et des moucherons sont immortelles, et que tous les animaux ne sont nés que pour ressusciter. Il y a des gens qui n’ont pas ces hautes espérances ; j’en connais même qui ont peine à croire que les polypes d’eau soient des animaux. Ils ne voient, dans ces petites herbes qui nagent dans des mares infectes, rien autre chose que des herbes qui repoussent, comme toute autre herbe, quand on les a coupées. Ils ne voient point que ces herbes mangent de petits animaux, mais ils voient ces petits animaux entrer dans la substance de l’herbe, et la manger. Les mêmes incrédules ne pensent pas que le corail soit un composé de petits pucerons marins. Feu M. de La Faye disait qu’il ne se souciait nullement de savoir à fond l’histoire de tous ces gens-là, et qu’il ne fallait pas s’embarrasser des personnes avec qui on ne peut jamais vivre.

Mais nous avons d’autres génies bien plus sublimes ; ils vous créent un monde aussi aisément que l’abbé de Lattaignant fait une chanson ; ils se servent pour cela de machines qu’on n’a jamais vues : d’autres viennent ensuite, qui vous peuplent ce monde par attraction. Un songe-creux de mon voisinage a imprimé sérieusement qu’il jugeait que notre monde devait durer tant qu’on ferait des systèmes, et que dès qu’ils seraient épuisés ce monde finirait ; en ce cas, nous en avons encore pour longtemps.

Vous avez très-grande raison d’être étonné que, dans l’Homme aux quarante écus[1], on ait imputé au grand calculateur Harvey le système des œufs ; il est vrai qu’il y croyait ; et même il y croyait si bien qu’il avait pris pour sa devise ces mots : Tout vient d’un œuf. Cependant, en assurant que les œufs étaient le principe de toute la nature, il ne voyait, dans la formation des animaux, que le travail d’un tisserand qui ourdit sa toile. D’autres virent ensuite, dans le fluide de la génération, une infinité de petits vermisseaux très-sémillants ; quelque temps après on ne les vit plus ; ils sont entièrement passés de mode. Tous les systèmes sur la manière dont nous venons au monde ont été détruits les uns par les autres ; il n’y a que la manière dont on fait l’amour qui n’a jamais changé.

Vous me demandez, à propos de tous ces romans, si dans le Recueil du Lapon, qu’on vient d’imprimer à Lyon[2], on a imprimé ces lettres si étonnantes où l’on proposait de percer un trou jusqu’au centre de la terre, d’y bâtir une ville latine, de disséquer des cervelles de Patagons pour connaître la nature de l’âme, et d’enduire les corps humains de poix-résine pour conserver la santé[3] ; vous verrez que ces belles choses sont très-adoucies et très-déguisées dans la nouvelle édition. Ainsi il se trouve qu’à la fin du compte c’est moi qui ai corrigé l’ouvrage.

Fortius et melius magnas plRidiculum acri
Fortius et melius magnas plerumque secat res.

(Hor., lib I, sat x.)

Ce qu’on imprime sous mon nom me fait un peu plus de peine ; mais que voulez-vous ? je ne suis pas le maître. M. l’apothicaire Arnould peut-il empêcher qu’on ne contrefasse ses sachets ? Adieu. Qui bene latuit bene vixit[4].

  1. Tome XXI, page 336.
  2. On venait d’y publier une édition des Œuvres de Maupertuis en quatre volumes in-8°.
  3. Voyez tome XXIII, pages 574 et suiv.
  4. Ovide a dit dans ses Tristes, livre III. élégie iv. vers 25 :

    Et bene qui latuit bene vixit.