Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7335

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 120-121).
7335. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
15 septembre.

Voici, mon cher ange, un Tronchin[1], un philosophe, un homme d’esprit, un homme libre, un homme aimable, un homme digne de vous et de Mme d’Argental, un des ci-devant vingt-cinq rois de Genève, qui s’est démis de sa royauté, comme la reine Christine, pour vivre en bonne compagnie.

Je tiens ma parole à mes anges. Je reçus leur paquet hier, et j’en fais partir un autre aujourd’hui. On juge plus à son aise quand il n’y a point de ratures, point d’écriture différente, point de renvois, point de petits brimborions à rajuster, et qui dispersent toutes les idées. J’ai appris enfin le véritable secret de la chose ; c’est que cette facétie est de feu M. Desmahis, jeune homme qui promettait beaucoup, et qui est mort à Paris de la poitrine, au service des dames. Il faisait des vers naturels et faciles, précisément comme ceux des Guèbres, et il était fort pour les tragédies bourgeoises. Celle-ci est à la fois bourgeoise et impériale. Enfin Desmahis est l’auteur de la pièce ; il est mort, il ne nous dédira pas.

Le possédé, ayant été exorcisé par vous, a beaucoup adouci son humeur sur les prêtres. L’empereur en faisait une satire qui n’aurait jamais passé. Il s’explique à présent d’une façon qui serait très-fort de mise en chancellerie. Je commence à croire que la pièce peut passer, surtout si elle est de Desmahis ; en ce cas, la chose sera tout à fait plaisante.

Si les Guèbres sont bien joués, ils feront un beau fracas ; il y a des attitudes pour tout le monde

À genoux, mes enfants[2],


doit faire un grand effet, et la déclaration de César[3] n’est pas de paille.

Melpomène avait besoin d’un habit neuf ; celui-ci n’est pas de la friperie.

Que cela vous amuse, mon cher ange, c’est là mon grand but : vous êtes tous deux mon parterre et mes loges.

  1. Jacob Tronchin ; voyez lettre 7363.
  2. Acte V. scène v.
  3. Acte V, scène vi.