Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7385

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 162-164).
7385. — À M. LE DUC DE CHOISEUL.
12 novembre.

Mon protecteur, daignez lire ceci, car ceci en vaut la peine. Ce n’est pas parce que la marmotte des Alpes a bientôt soixante-quinze ans, ce n’est pas parce qu’elle radote, qu’il s’est glissé un galimatias absurde dans le Siècle de Louis XIV et de Louis XV, touchant la paix que nous vous devons : pendant que je passe la vie dans mon lit, l’éditeur a mis, à la page 202 du quatrième tome, une addition[1] que je lui avais envoyée pour la page 142. Il a ajouté à votre paix ce qu’il devait ajouter à la paix d’Aix-la-Chapelle. Il vous sera aisé de faire placer adroitement ce carton ci-joint : vous êtes accoutumé à réparer quelquefois les fautes d’autrui. J’ai voulu finir par la gloire de la nation et par la vôtre.

Quand l’édition est finie, quelques officiers[2] m’apprennent des choses étonnantes, digues de l’ancienne Rome.

Le prince héréditaire de Brunswick veut surprendre M. de Castries, qui en veut faire autant. On envoie à l’entrée de la nuit M. d’Assas, capitaine d’Auvergne, à la découverte ; le régiment le suit en silence : il trouve, à vingt pas, des grenadiers ennemis couchés sur le ventre ; ils se lèvent, ils l’entourent, lui mettent vingt baïonnettes sur la poitrine : Si vous criez, vous êtes mort ; il retient son souffle un moment pour crier plus fort : À moi, Auvergne, les voilà ! et il tombe percé de coups : Décius en a-t-il plus fait ?

On me prend pour le greffier de la gloire ; on me fournit de beaux traits, mais trop tard ; c’est pour une belle édition in-4°.

Je vous demande en grâce de lire la page 177, tome IV ; vous y verrez une action très-supérieure à celle des Thermopyles, et très-vraie[3].

N. B. J’ai envoyé un Siècle à M. de Saint-Florentin. Il m’a mandé qu’il croyait que je pouvais le présenter au roi, et qu’il s’en chargerait. Je vais lui mander que je crois que vous lui avez donné le vôtre, et j’aurai l’honneur de vous en renvoyer un autre. M’approuvez-vous ? Je prêche gloire et paix dans cet ouvrage.

N. B. Il s’est fait une grande révolution dans les esprits. Voici ce qu’un homme très-sage[4] me mande de Toulouse :

« Les trois quarts du parlement ont ouvert les yeux, et gémissent du jugement des Calas. Il n’y a plus que les vieux endurcis qui ne soient pas pour la tolérance. »

Il en sera bientôt de même dans le parlement de Paris, je vous en réponds. On ne sera plus homicide pour paraître chrétien aux yeux du peuple. J’aurai contribué à cette bonne œuvre.

N. B. Ce changement dans les mœurs ne sera pas inutile à votre colonie de Versoy.

Permettez-moi de vous écrire un jour, à fond, sur votre colonie. Vous protégez votre vieille marmotte ; cet établissement touche à mon pauvre trou ; je suis de la colonie.

L’évêque d’Annecy est un fou, vous avez bien dû le voir. Le voilà disgraciée à sa cour pour ses sottises. Le fanatisme n’a jamais fait que du mal.

Mon protecteur, vous avez beau jeu. Le duc de Grafton[5] n’est pas une tête à résister à la vôtre.

Me pardonnez-vous de vous écrire une si longue lettre ?

La vieille marmotte est à vos pieds ; elle vous adore ; elle vous souhaite prospérité et gloire ; elle vous présente d’ailleurs son profond respect.

  1. Voyez la note, tome XV, page 333.
  2. Voyez la lettre 7370, et tome XV, page 354.
  3. Voyez tome XV, page 357.
  4. L’abbé Audra ; voyez lettres 7388 et 7442.
  5. Auguste-Henri Fitzroy, duc de Grafton, né vers 1735, était alors premier lord de la trésorerie. Il est mort en 1811.