Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7395

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 170-172).
7395. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
18 novembre.

Mes anges avaient très-grande raison de s’endormir, comme au sermon, aux deux premières scènes du cinquième acte des Guèbres ; le diable qui affligeait alors le petit possédé était un diable très-soporatif, un diable froid, un diable à la mode. Ces scènes n’étaient que des jérémiades où l’on ne faisait que répéter ce qui s’était passé, et ce que le spectateur savait déjà. Il faut toujours, dans une tragédie, que l’on craigne, qu’on espère à chaque scène ; il faut quelque petit incident nouveau qui augmente ce trouble ; on doit faire naître à chaque moment, dans l’âme du lecteur, une curiosité inquiète. Le possédé était si rempli de l’idée de la dernière scène, quand il brocha cette besogne, qu’il allait à bride abattue dans le commencement de l’acte, pour arriver à ce dénoûment, qui était son unique objet.

À peine eut-il lu la lettre céleste des anges qu’il refit sur-le-champ les trois premières scènes qu’il vous envoie. Il ne s’en est pas tenu là ; il a fait, au quatrième acte, des changements pareils : il polit tout l’ouvrage. Ce n’est plus le seul Arzémon qui tue le prêtre, c’est toute la troupe honnête qui le perce de coups. Il n’y a pas une seule de vos critiques à laquelle votre exorcisé ne se soit rendu avec autant d’empressement que de reconnaissance. Le diable de la Chose impossible[1] n’était pas plus docile.

À l’égard des adoucissements sur la prêtraille, c’est là véritablement la chose impossible, qui est au-dessus des talents du diable. La pièce n’est fondée que sur l’horreur que la prêtraille inspire ; mais c’est une prêtraille païenne. Mahomet a bien passé, pourquoi les Guèbres ne passeraient-ils pas ? Si on craint les allusions, il y en avait cent fois plus dans le Tartuffe.

Trouveriez-vous à propos que Marin montrât la pièce au chancelier[2], ou plutôt que quelqu’un de ses amis la lui confiât comme un ouvrage posthume de feu Latouche, auteur de l’Iphigènie en Tauride ? Un homme fraîchement sorti du parlement ne s’effrayera pas de l’humiliation des prêtres. Il m’a écrit une lettre charmante sur le Siècle de Louis XIV.

À l’égard des acteurs, j’oserais presque dire que la pièce n’en a pas besoin ; c’est une tragédie qu’il faut plutôt parler que déclamer. Les situations y feraient tout, les comédiens peu de chose ; et le sujet est si piquant, si intéressant, si neuf, si conforme à l’esprit philosophique du temps, que la pièce aurait peut-être le succès du Siège de Calais, et du Catilina de Crébillon, quoique ces deux pièces soient inimitables.

Il y a plus encore : c’est que cette tragédie pourrait faire du bien à la nation ; elle contribuera peut-être à éteindre la flamme où le chevalier de La Barre a péri, à la honte éternelle de ce siècle infâme.

Si on ne peut jouer les Guèbres, il se trouvera un éditeur qui la fera imprimer avec une préface sage[3], dans laquelle on ira au-devant de toutes les allusions malignes. Un jour viendra que les Welches seront assez sages pour jouer les Guèbres. C’est dans cette douce espérance que je me mets à l’ombre de vos ailes avec toute la tendresse imaginable.

Est-ce Villars qu’on appelle aujourd’hui Praslin ? ou est-ce Praslin auprès de Châlons ?

Croyez-vous que Moustapha l’imbécile déclare la guerre à ma Catau-Sémiramis ? Ne pensez-vous pas que le pape aide sous main les Corses ? Si vous ne faites pas rentrer l’infant dans Castro[4], je vous coupe une aile.

Et du blé, en aurez-vous ? Je vous avertis que j’ai été obligé de semer trois fois le même champ. L’Évangile ne sait ce qu’il dit quand il prétend que ce blé doit pourrir pour germer[5] ; les pluies avaient pourri mes semences, et, malgré l’Évangile, je n’aurais pas eu un épi. Je suis un rude laboureur.

  1. Tiré d’un conte de La Fontaine.
  2. Maupeou.
  3. Cettet préface n’était pas encore composée, à ce qu’il paraît ; mais ce fut dans les mêmes idées que Voltaire composa celle qui est tome VI. page 489.
  4. Voyez une note de la lettre 7407.
  5. Jean. xii, 24 ; et Paul, Ier aux Corinth., xv, 30.