Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7406

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 178-179).
7406. — À M. LE COMTE. ANDRÉ SCHOUVALOW.
À Ferney, 3 décembre.

Voilà, monsieur, deux beaux ouvrages[1] contre le fanatisme ; voilà deux engagements pris, à la face du ciel et de la terre, de ne jamais permettre à la religion de persécuter la probité. Il est temps que le monstre de la superstition soit enchaîné. Les princes catholiques commencent un peu à réprimer ses entreprises ; mais, au lieu de couper les têtes de l’hydre, ils se bornent à lui mordre la queue : ils reconnaissent encore deux puissances, ou du moins ils feignent de les reconnaître : ils ne sont pas ;. hardis pour déclarer que l’Église doit dépendre uniquement des lois du souverain ; leurs sujets achètent encore des dispenses à Rome ; les évêques payent des annales à la chambre qu’on nomme apostolique ; les archevêques achètent chèrement un licou de laine qu’on nomme un pallium. Il n’y a que votre illustre souveraine qui ait raison : elle paye les prêtres, elle ouvre leur bouche, et la ferme ; ils sont à ses ordres, et tout est tranquille.

Je souhaite passionnément qu’elle triomphe de l’Alcoran comme elle a su diriger l’Évangile. Je suis persuadé que vos troupes battront les Ottomans amollis. Il me semble que toutes les grandes destinées se tournent vers vos climats. Il sera beau qu’une femme détrône des barbares qui enferment les femmes, et que la protectrice des sciences batte complètement les ennemis des beaux-arts. Puissé-je vivre assez longtemps pour apprendre que les eunuques du sérail de Constantinople sont allés filer en Sibérie ! Tout ce que je crains, c’est qu’on ne négocie avec Moustapba, au lieu de le chasser de l’Europe. J’espère qu’elle punira ces brigands de Tartarie, qui se croient en droit de mettre en prison les ministres des souverains. Le beau moment, monsieur, que celui où la Grèce verrait ses fers brisés ! Je voudrais recevoir une lettre de vous, datée de Corinthe ou d’Athènes. Tout cela est possible. Si Mahomet II a vaincu un sot empereur chrétien, Catherine II peut bien chasser un sot empereur turc. Vos armées ont battu des armées plus disciplinées que les janissaires. Vous avez pris déjà la Crimée, pourquoi ne prendriez-vous pas la Thrace ? Vous vous entendrez avec le prince Héraclius, et vous reviendrez après mettre à la raison les bons serviteurs du nonce du pape en Pologne.

Voilà quel est mon roman. Le courage de l’impératrice en fera une histoire véritable ; elle a commencé sa gloire par les lois, elle l’achèvera par les armes. Vivez heureux auprès d’elle, monsieur le comte ; servez-la dans ses grandes idées, et chantez ses actions.

Je présente mes respects à madame la comtesse de Schouvalow.

  1. L’un de ces deux ouvrages doit être l’Instruction donnée par Catherine II à la commission établie pour travailler à la rédaction d’un nouveau code de lois.