Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7426

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 199-201).
7426. — À M. DUPUITS.
23 décembre.

En vous remerciant, mon cher capitaine, de m’avoir envoyé copie de la jolie lettre de cette dame que Mme du Deffant appelle sa petite mère[1]. Je dirais volontiers à Mme du Déffant :

Il se peut bien qu’elle soit votre mère ;
Elle eut un fils assez connu de tous :
Méchant enfant, aveugle comme vous,
Dont vous aviez (soit dit sans vous déplaire)
Et la malice et les attraits si doux,
Quand vous étiez dans l’âge heureux de plaire.

Quoi qu’il en soit, je sais que la petite mère et la petite fille sont la meilleure compagnie de l’Europe.

Cette dame prétend qu’elle a volé le Siècle de Louis XIV ; elle ne sait donc pas que c’était son bien : j’avais d’abord imaginé que M. le duc de Choiseul pourrait avoir la bonté d’en faire présenter un exemplaire à quelqu’un qui n’a pas le temps de lire[2]. Mais j’envoyai ce même exemplaire pour être donné à celle qui daigne lire, et il y avait même quatre petits versiculets[3] qui ne valent pas grand’chose. Cela sera perdu dans l’énorme quantité de paperasses qu’on reçoit à chaque poste. La perte n’est pas grande.

Il est vrai que je lui ai envoyé le Marseillois[4] de Saint-Didier, et que je n’ai pas osé risquer les Trois Empereurs en Sorbonne[5], de l’abbé Caille, à cause des notes.

Dieu me garde d’avoir la moindre part à l’A, B, C ! C’est un ouvrage anglais, traduit et imprimé en 1762[6]. Rien n’est plus hardi et peut-être plus dangereux dans votre pays. C’est un cadran qui n’est fait que pour le méridien de Londres. On m’a fait étranger, et puis on me reproche de penser comme un étranger ; cela n’est pas juste.

On m’a su mauvais gré, par exemple, d’avoir dit des fadeurs à Catherine. Je crois qu’on a eu très-grand tort. Catherine avait fourni cinq mille livres pour le Corneille de madame votre femme. Catherine m’accablait de bontés, m’écrivait des lettres charmantes : il faut un peu de reconnaissance ; les muses n’ont rien à démêler avec la politique. Tout cela m’effarouche. Cependant, si on le veut, si on l’ordonne, s’il n’y a nul risque, je chercherai un A, B, C, et j’en ferai tenir un à la personne du monde qui fait le meilleur usage des vingt-quatre lettres de l’alphabet quand elle parle et quand elle écrit.

Pour La Bletterie, il est très-certain qu’il a voulu me désigner en deux endroits, et qu’il a désigné cruellement Marmontel dans le temps qu’il était persécuté par l’archevêque et par la Sorbonne. Il a attaqué Linguet ; il a insulté de même le président Hénault (page 235, tome II) : « En revanche, fixer l’époque des plus petits faits avec exactitude, c’est le sublime de plusieurs prétendus historiens modernes. Cela leur tient lieu de génie et des talents historiques. »

Peut-on appliquer un soufflet plus fort sur la joue du président ? Et puis comment trouvez-vous les talents historiques ? Ne reconnaissez-vous pas à tous ces traits un janséniste de l’Université, gonflé d’orgueil, pétri d’âcreté, et qui frappe a droite et à gauche ?

Je ne savais point du tout qu’il eût surpris la protection de Mme la duchesse de Choiseul. Quelqu’un a dit de moi que je n’avais jamais attaqué personne, mais que je n’avais pardonné à personne. Cependant je pardonne à La Bletterie, puisqu’il est protégé par l’esprit et par les grâces ; j’ai même proposé un accord. La Bletterie veut qu’on m’enterre, parce que j’ai soixante-quinze ans ; rien ne paraît plus plausible au premier aspect : je demande qu’il me permette seulement de vivre encore deux ans. C’est beaucoup, dira-t-il ; mais je voudrais bien savoir quel âge il a, et pourquoi il veut que je passe le premier.

Mon cher capitaine, vous qui êtes jeune, riez des barbons qui font des façons à la porte du néant.

Je vous embrasse, vous et votre petite femme.

  1. Mme de Choiseul.
  2. Louis XV.
  3. Ce quatrain est perdu.
  4. Voyez tome X.
  5. Voyez ibid.
  6. Voyez la note 1, page 188.