Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7427

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 201-202).
7427. — À M. D’ALEMBERT.
23 décembre.

Nos lettres s’étaient croisées, mon très-cher philosophe. Je regretterai Damilaviile toute la vie. J’aimais l’intrépidité de son âme ; j’espérais qu’à la fin il viendrait partager ma retraite. Je ne savais pas qu’il fût marié et cocu. J’apprends avec étonnement qu’il était séparé de sa femme depuis douze ans. Il ne lui aura pas assurément laissé un gros douaire.

Povera e nuda vai, filosofia.

Si vous pouviez me faire lire votre discours prononcé devant le roi danois[1], vous me feriez un grand plaisir ; vous pourriez me le faire parvenir par Marin.

On dit qu’il y a un premier gentilhomme de la chambre[2] non danoise qui a tenu un étrange discours. Je ne veux pas le croire, pour l’honneur de votre pays.

Croiriez-vous bien que le traducteur de Tacite m’a fait écrire par un homme très-considérable, pour me reprocher de n’être pas encore enterré[3], et de trouver son style pincé et ridicule ? Le croquant veut être de l’Académie ; je vous le recommande.

Mais qu’est-ce qu’un Linguet ? pourquoi a-t-il fait une si longue Réponse aux docteurs modernes[4] ? pourquoi n’a-t-il pas été aussi plaisant qu’il pouvait l’être ? Il avait beau jeu, mais il n’a pas joué assez adroitement sa partie ; il a de l’esprit pourtant, et a quelquefois la serre assez forte ; mais il n’entend pas comme il faut le secret de rendre les gens parfaitement ridicules : c’est un don de la nature qu’il faut soigneusement cultiver ; d’ailleurs rien n’est meilleur pour la santé. Si vous êtes encore enrhumé, servez-vous de cette recette, et vous vous en trouverez à merveille.

On dit que vous faites un grand diable d’ouvrage de géométrie : cela ne nuira point à votre gaieté ; vous possédez tous les tons.

Que dites-vous de la collection des ouvrages de Leibnitz[5] ? ne trouvez-vous pas que cet homme était un charlatan, et le Gascon de l’Allemagne ? Mais Descartes était bien un autre charlatan. Adieu, vous qui n’êtes point un charlatan ; je vous embrasse aussi tendrement qu’on peut embrasser un philosophe.

P. S. Vous sentez bien que l’A, B, C n’est pas de moi, et ne peut en être ; il serait même très cruel qu’il en fût : il est traduit de l’anglais par un avocat nommé Échiniac.

  1. Voyez la note sur la lettre 7420.
  2. C’était le duc de Duras, qui était chargé de faire les honneurs au roi de Danemark, et d’être son guide.
  3. Voyez tome X page 405.
  4. Linguet a fait une Réponse aux docteurs modernes, ou Apologie de l’auteur de la Théorie des lois civiles ; mais je crois que cette Réponse n’a été imprimée qu’en 1771, in-12. (B.)
  5. Voyez lettre 7187.