Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7436

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 213-214).
7436. — DE M. HENNIN[1].
À Versailles, le 30 décembre 1768.

Je me suis acquitté de votre commission, monsieur. J’ai embrassé avec bien du plaisir Mme Denis dans sa nouvelle habitation. Quelque bien qu’elle y soit, elle regrette les neiges et la bise de Ferney ; ses yeux sont toujours tournés vers vous. Vous voir était devenu son premier besoin, et de longtemps elle ne s’accoutumera à s’en trouver privée. Elle éprouve d’ailleurs plus que personne combien quinze ans apportent de changement dans Paris. Le plus fâcheux dont je m’aperçoive est dans l’humeur. Vous n’avez pas l’idée de ce que sont devenus vos bons compatriotes. À leur ignorance, leur incurie, leur gaieté, ils ont substitué un ton dissertateur, la fureur de gouverner, et un maintien presque espagnol. Je me trouve un évaporé auprès des petits messieurs qui débutent dans le monde. Ce n’est pas que la jeunesse fasse moins de sottises ; mais elles ne sont et ne peuvent plus être prises pour des étourderies ; ce sont de bonnes grosses noirceurs, des crimes mêmes, qui indignent les honnêtes gens, et font craindre que chacun ne prenne le parti de se faire justice, et que la douceur de nos mœurs, qui en fait sinon le seul, du moins le principal mérite, ne nous soit même ravie. Vous croirez bien que je ne passe pas ma vie à examiner tristement cette révolution qui, j’espère, influera très-peu sur mon bonheur dans nos montagnes. Elle m’afflige quelquefois ; mais je vais chercher le remède chez mes amis et les vôtres. J’en vois beaucoup, dont je vous entretiendrai au plus tard dans trois mois. L’avantage que j’ai de vivre auprès de vous me fait un mérite à leurs yeux. Je suis questionné plus qu’un Indien, et je réponds à chacun selon sa jauge.

Mme la duchesse de Choiseul m’a dit, il y a quelque temps, qu’elle croyait être mal dans votre esprit. Je l’ai assurée du contraire. Si vous lui écrivez en conséquence, ne me nommez pas. Je ne vous dirai rien du duc : il a bien des affaires et bien des ennemis, et c’est dommage pour lui et pour l’État. Je ne sais pas encore s’il me fera du bien, mais je lui en souhaite beaucoup, car il est bon et juste, entend bien ce qu’il écoute, et a dans l’âme une sorte de grandeur d’autant plus précieuse qu’elle devient plus rare.

Adieu, monsieur, il n’y a pas un jour dans l’année où je croie pouvoir me permettre de vous fatiguer de compliments. Aimez-moi comme je vous aime, et ce sera toujours de plus en plus.

  1. Correspondance inédite de Voltaire avec P.-M. Hennin, 1825.