Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7442

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 219-220).
7442. — À M. L’ABBÉ AUDRA[1].
À Ferney, le 3 janvier.

Il s’agit, monsieur, défaire une bonne œuvre ; je m’adresse donc à vous. Vous m’avez mandé que le parlement de Toulouse commence à ouvrir les yeux, que la plus grande partie de ce corps se repent de l’absurde barbarie exercée contre les Calas. Il peut réparer cette barbarie, et montrer sa foi par ses œuvres[2].

Les Sirven sont à peu près dans le cas des Calas. Le père et la mère Sirven furent condamnés à la mort par le juge de Mazamet, dans le temps qu’on dressait à Toulouse la roue sur laquelle le vertueux Calas expira. Cette famille infortunée est encore dans mon canton ; elle a voulu se pourvoir au conseil privé du roi ; elle a été plainte et déboutée. La loi qui ordonne de purger son décret, et qui renvoie le jugement au parlement, est trop précise pour qu’on puisse l’enfreindre. La mère est morte de douleur, le père reste avec ses filles, condamnées comme lui. Il a toujours craint de comparaître devant le parlement de Toulouse, et de mourir sur le même échafaud que Calas ; il a même manifesté cette crainte aux yeux du conseil.

Il s’agit maintenant de voir s’il pourrait se présenter à Toulouse avec sûreté. Il est bien clair qu’il n’a pas plus noyé sa fille que Calas n’avait pendu son fils. Les gens sensés du parlement de Toulouse seront-ils assez hardis pour prendre le parti de la raison et de l’innocence contre le fanatisme le plus abominable et le plus fou ? se trouvera-t-il quelque magistrat qui veuille se charger de protéger le malheureux Sirven, et acquérir par là de la véritable gloire ? En ce cas, je déterminerai Sirven à venir purger son décret, et à voir, sans mourir de peur, la place où Calas est mort.

La sentence rendue contre lui par contumace lui a ôté son bien, dont on s’est emparé. Cette malheureuse famille vous devra sa fortune, son honneur, et la vie ; et le parlement de Toulouse vous devra la réhabilitation de son honneur, flétri dans l’Europe.

Vous devez avoir vu, monsieur, le factum des dix-sept avocats du parlement de Paris en faveur des Sirven. Il est très-bien fait ; mais Sirven vous devra beaucoup plus qu’aux dix-sept avocats, et vous ferez une action digne de la philosophie et de vous.

Pouvez-vous me nommer un conseiller à qui j’adresserai Sirven ?

Permettez-moi de vous embrasser avec la tendresse d’un frère.

  1. Voyez une note sur la lettre 7457.
  2. Épître de saint Jacques, ii, 18.