Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7447

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7447. — À M. LE MARQUIS DE BELESTAT DE GARDUCH[1].
5 janvier.

Votre lettre du 20 de décembre, monsieur, n’est point du style de vos autres lettres : et votre critique de Bury est encore moins du style de l’éloge de Clémence Isaure. C’est une énigme que vous m’expliquerez quand vous aurez en moi plus de confiance.

Le libraire de Genève qui imprima voire dissertation étant le même qui avait imprimé les mémoires de La Beaumelle, on crut que ce petit ouvrage était de lui ; et ce nom le rendit suspect. Le public ne regarda l’intitulé, Par M. le marquis de B…, que comme un masque sous lequel La Beaumelle se cachait. L’article du petit-fils de Shah-Abbas parut à tout le monde un portrait trop ressemblant. Le libraire de Genève envoya à Paris six cents exemplaires que M. de Sartines fit mettre au pilon, et il en informa M. de Saint-Florentin.

Ce n’est pas tout, monsieur ; comme le livre venait de Genève, on me l’attribua ; et cette calomnie en imposa d’autant plus que dans ce temps-là même je faisais imprimer publiquement à Genève une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV.

Le président Hénault, si durement traité dans votre brochure[2], est mon ami depuis plus de quarante ans ; je lui ai toujours donné des marques publiques de mon attachement et de mon estime. Ses nombreux amis m’ont regardé comme un traître qui avait flatté publiquement le président Hénault, pour le déchirer avec plus de cruauté en prenant un nom supposé.

Si vous m’aviez fait l’honneur de répondre plus tôt à mes lettres, vous m’auriez épargné des chagrins que je ne méritais pas. Lorsque je vous écrivis, j’étais persuadé avec toute la ville de Genève que La Beaumelle était l’auteur de cet écrit, et tout Paris croyait qu’il était de moi. Voilà, monsieur, l’exacte vérité.

Vous pouvez me rendre plus de services que vous ne m’avez fait de peines ; il s’agit d’une affaire plus importante.

J’ai auprès de moi la famille des Sirven ; vous n’ignorez peut-être pas que cette famille entière a été condamnée à la mort dans le temps même qu’on faisait expirer Calas sur la roue. La sentence qui condamne les Sirven est plus absurde encore que l’abominable arrêt contre les Calas. J’ai fait présenter au nom des Sirven une requête au conseil privé du roi ; cette famille malheureuse, jugée par contumace, et dont le bien est confisqué, demandait au roi d’autres juges, et ne voulait point purger son décret au parlement de Toulouse, qu’elle regardait comme trop prévenu, et trop irrité même de la justification des Calas ; le conseil privé, en plaignant les Sirven, a décidé qu’ils ne pouvaient purger le décret qu’à Toulouse.

Un homme très-instruit[3] me mande de cette ville même que le parlement commence à ouvrir les yeux : que plusieurs jeunes conseillers embrassent le parti de la tolérance ; « qu’on va jusqu’à se reprocher l’arrêt contre M. Rochette et les trois gentilshommes », Ces circonstances m’encourageraient, monsieur, à envoyer les Sirven dans votre pays, si je pouvais compter sur quelque conseiller au parlement qui voulût se faire un honneur de protéger et de conduire cette famille aussi innocente que malheureuse. Je serais bien sûr alors qu’elle serait réhabilitée, et qu’elle rentrerait dans ses biens. Voyez, monsieur, si vous connaissez quelque magistrat qui soit capable de cette belle action, et qui, ayant vu les pièces, puisse prendre sur lui de confondre la fanatique ignorance des premiers juges, et tirer l’innocence de la plus injuste oppression.

« Combien que le parlement ne soit qu’une forme des trois états raccourcis au petit pied[4], » ce sera à vous seul, monsieur, qu’on sera redevable d’une action si généreuse et si juste : le parlement même nous en devra de la reconnaissance, vous lui aurez fourni une occasion de montrer sa justice, et d’expier le sang des Calas.

Pour moi, je n’oublierai jamais ce service que vous aurez rendu a l’humanité, et j’aurai l’honneur d’être avec la plus vive reconnaissance, avec l’estime que je dois à vos talents, et toute l’amitié d’un confrère, votre très-humble, etc.

  1. À qui son déjà adressé 7358 et 7359.
  2. Voyez le passage cité dans la lettre 7331.
  3. L’abbé Audra ; voyez lettre 7457.
  4. Ce sont les termes des premiers états de Blois, page 445. (Note de Voltaire.)