Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7453

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 229-231).
7453. À M. HENIN.
À Ferney, 11 janvier.

Pardon, pardon, mon très-cher et très-aimable résident. Il y a huit jours que j’aurais dû vous répondre, et un mois que j’aurais dû vous prévenir. Si vous aviez malheureusement mon âge, vous trouveriez les choses encore bien plus changées qu’elles ne vous l’ont paru. J’ai bu autrefois la lie d’un vin qui était encore assez bon. Le tonneau nouvellement percé est de Brie. Votre principal[1] est presque le seul homme qui soutienne l’honneur du pays, et qui joigne la grandeur d’âme à l’esprit et à la gaieté. On me mande que ses ennemis se démènent beaucoup. Tant pis s’ils réussissent. C’est un des plus grands malheurs qui puissent arriver à feu ma patrie.

Vraiment il est vrai que madame sa femme s’est donné les airs de prétendre être mal à ma cour. Mais j’ai de quoi rabattre son caquet, car je serais homme à lui signifier combien je respecte la vertu douce et sans faste, combien j’aime l’esprit naturel et vrai dans un temps où il y a tant d’esprits faux. Enfin, si je m’y mettais, je la ferais rougir jusqu’au blanc des yeux. Qu’elle ne se joue pas à moi.

Vous ne reviendrez[2] sans doute qu’au printemps, mais j’ai bien peur que vous ne trouviez un printemps fort vilain. Nous avons un hiver si doux qu’il en devient fade. Il faut avoir sa dose de bise chaque année ; nous l’aurons malheureusement au mois de mai. Vous gèlerez de froid dans le jardin que vous avez si joliment planté. Je me suis promené aujourd’hui dans le mien pendant une heure, et j’avais chaud. Nous serons en fourrure à la Pentecôte.

On dit que Catau a déjà battu les infidèles ; cela leur apprendra à renfermer les femmes. Ces marauds-là ne sont bons qu’à être renvoyés au delà de l’Oxus, dont ils viennent. Je ne m’accoutume point à voir la Grèce gouvernée par des gens qui ne savent ni lire, ni écrire, ni danser, ni chanter, si la Grèce était libre, j’irais mourir à Corinthe, quoiqu’il ne soit pas permis à tout le monde d’y aller. Je déteste également les Turcs et la bise. Pour votre Pologne, je la plains ; c’est pis que jamais. Adieu ; soyez heureux autant que vous méritez de l’être, et conservez-moi vos bontés. V.

  1. Le duc de Choiseul.
  2. Hennin était alors à Versailles.