Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7457

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 234-235).
7457. — À M. DE POMARET,
à ganges.
15 janvier.

Je vois, monsieur, que vous pensez en homme de bien et en sage ; vous servez Dieu sans superstition, et les hommes sans les tromper. Il n’en est pas ainsi de l’adversaire que vous daignez combattre. S’il y avait dans vos cantons plusieurs têtes aussi chaudes que la sienne, et des cœurs aussi injustes, ils seraient bien capables de détruire tout le bien que l’on cherche à faire depuis plus de quinze ans. On a obtenu enfin qu’on bâtirait sur les frontières une ville dans laquelle seule tous les protestants pourront se marier légitimement[1].

Il y aura certainement en France autant de tolérance que la politique et la circonspection pourront le permettre. Je ne jouirai pas de ces beaux jours, mais vous aurez la consolation de les voir naître. Il faudra bien qu’il vienne enfin un temps où la religion ne puisse faire que du bien. La raison, qui doit toujours paraître sans éclat, fait sourdement des progrès immenses. Je vous prie de lire avec attention ce que m’écrit de Toulouse un homme constitué en dignité, et très-instruit :

« Vous ne sauriez croire combien augmente dans cette ville le zèle des gens de bien, et leur amour et leur respect pour[2]… Quant au parlement et à l’ordre des avocats, presque tous ceux qui sont au-dessous de trente-cinq ans sont pleins de zèle et de lumières, et il ne manque pas de gens instruits parmi les personnes de condition. Il est vrai qu’il s’y trouve plus qu’ailleurs des hommes durs et opiniâtres, incapables de se prêter un seul moment à la raison ; mais leur nombre diminue chaque jour, et non-seulement toute la jeunesse du parlement, mais une grande partie du centre, et plusieurs hommes de la tête, vous sont entièrement dévoués. Vous ne sauriez croire combien tout a changé depuis la malheureuse aventure de l’innocent Calas. On va jusqu’à se reprocher l’arrêt contre M. Rochette et les trois gentilshommes : on regarde le premier comme injuste, et le second comme trop sévère, etc. »

Vous voyez, monsieur, qu’il n’était pas possible d’introduire la raison autrement que sur les ruines du fanatisme. Le sang coulera tant que les hommes auront la folie atroce de penser que nous devons détester ceux qui ne croient pas ce que nous croyons. Plût à Dieu que l’évêque de Soissons, Fitz-James, vécût encore, lui qui a dit dans son mandement[3] que nous devons regarder les Turcs mêmes comme nos frères ! Quiconque dit : Tu n’as pas ma foi, donc je dois te haïr, dira bientôt : Donc je dois t’égorger. Proscrivons, monsieur, ces maximes infernales ; si le diable faisait une religion, voilà celle qu’il ferait.

Je vous dois de tendres remerciements des sentiments que vous avez bien voulu me témoigner ; comptez qu’ils sont dans le fond de mon cœur.

  1. Versoy : ce projet ne fut point exécuté. (B.)
  2. M. de Voltaire supprime ici le mot vous, qui se trouve dans la lettre de M. l’abbé Audra, baron de Saint-Just, chanoine de la métropole, et professeur royal d’histoire, à Toulouse. Il a été depuis si violemment persécuté car les dévots qu’il en est mort de chagrin. (K.) — L’abbé Audra, né à Lyon en 1714, mourut à Toulouse le 17 septembre 1770 ; voyez tome XI, page 497.
  3. Du 21 mars 1757 : voyez la note, Tome XXV, page 104.