Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7456

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 233-234).
7456. — DE M. THIERIOT.
À Paris, ce vendredi 13 de janvier,

Nec, si plura velim, tu dare deneges[1].

Il n’y a que vous au monde, mon ancien ami, mon honneur et mon soutien, avec qui je puisse prendre l’air et le ton dont je vous écris.

Frontis ad urbanæ descendi præmia[2].

Il y a deux ans que je paye habituellement les tributs que la vieillesse doit à la nature. L’asthme était mon incommodité dominante et familière ; mais un régime austère et une plante que j’ignore et dont je n’use plus, mais dont j’ai heureusement une bonne provision, en ont fait disparaître tous les symptômes à la fin de l’été. Ma santé est donc aussi bonne que je pouvais le souhaiter ; mais ma petite fortune et mes affaires sont dans le plus grand dérangement. J’ai payé trois années, de six cents livres chacune, pour remplir les engagements que j’avais pris pour le mariage de ma fille.

Voici mes revenus : douze cents livres du roi de Prusse, dont il ne me reste que mille livres, les deux cents livres payant tous les papiers littéraires dont je lève mes extraits, payant aussi des copies dee pièces et autres ouvrages qu’il faut y joindre. Ces mille livres du roi de Prusse, avec deux mille six cents livres viagères sur l’Hôtel de Ville, et quatre cents livres par an sur M. le comte de Lauraguais, me donnaient l’espérance de me tirer d’affaire, en payant même mon engagement, de six cents livres. Mais une nouvelle charge perpétuelle m’est survenue, par la nécessite de prendre une seconde femme pour me servir et me secourir dans mes infirmités.

Vous me fîtes l’amitié de m’écrire, au commencement de 1766, lorsque je vous demandais d’être inscrit sur la feuille de vos bienfaits, que j’avais attendu trop tard, que j’en serais puni, que j’attendrais ; qu’il aurait fallu vous parler de mon grenier dans le temps de la moisson ; que tout le monde avait glané, hors moi, parce que je ne m’étais pas présenté. Vous me promettiez de réparer ma négligence ; vous ajoutiez, de la manière la plus agréable et la plus consolante, que vous m’aimiez comme on aime dans la jeunesse.

Cela m’a rappelé avec quelle vivacité vous entreprîtes et vous poursuivîtes, sur la fin de la régence, de faire mettre sur ma tête la moitié de votre pension, et comme, par vos instances, M. le duc de Melun s’intéressa au succès de ce projet, sous le ministère de monsieur le Duc. Mais les tristes événements qui se succédèrent coup sur coup renversèrent une si rare marque d’amitié et de bienfaisance, dont la Gazette de Hollande fit une mention particulière. C’est ce qui m’a toujours encouragé de vous dire, s’il en était besoin, comme Horace le dit à Mécène en lui rappelant ses bienfaits : Nec, si plura velim, tu dure deneges ; et c’est ce qui me faisait dire dernièrement à table, chez monsieur le lieutenant civil, qu’il n’y avait que M. de Voltaire à qui je pusse demander avec plaisir, et de qui je pusse recevoir de même.

Je ne vous écrirai point de nouvelles de littérature, parce que je suis trop plein de petits chagrins domestiques.

Thieriot.

  1. Horace, livre III, ode xvi, vers 38.
  2. Id., livre I, épître ix, vers 11.