Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7461

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 238-239).
7461. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 20 janvier 1769

J’ai tant de choses a vous dire que je ne sais par où commencer ; allons, suivons l’ordre chronologique, et commençons par ce qui regarde la Chronologie du président, dont vous m’avez parlé dans votre dernière lettre. Ce n’est point M. de Belestat qui en fait la critique ; ce n’est point lui qui a écrit la lettre que vous m’avez envoyée ; et qui donc ? C’est La Beaumelle. M. de Belestlat et lui sont en communauté de biens ; La Beaumelle fait passer sous son nom tout ce qu’il veut, il se tient visiblement caché derrière lui, et le Belestat se flatte de passer pour l’auteur, et se persuade peut-être à la fin qu’il l’est en effet. Si vous ne le connaissez que par ses lettres, et si vous ne l’avez jamais vu, vous êtes excusable de vous y tromper ; mais tous ceux qui le connaissent s’accordent tous a dire que c’est un bœuf, et en même temps un petit-maître, plein de toutes sortes de prétentions. On avait déjà écrit ici du Languedoc qu’il se donnait pour l’auteur de cette brochure ; mais il a beau faire et beau dire, on ne le croira pas.

Ne vous figurez pas, monsieur, que le président vous ait soupçonné. Ni lui ni moi n’avons eu cette pensée, et si quelqu’un a dit l’avoir, il en faisait semblant ; mais je suis bien aise d’avoir cette lettre ; il n’est plus permis actuellement d’insinuer le moindre soupçon sur vous. Le pauvre président n’est plus en état de s’intéresser a rien ; sa santé n’est pas mauvaise, mais sa tête ne va pas bien ; ne lui écrivez plus sur ce sujet, je vous le demande en grâce.

La grand’maman a reçu une lettre charmante de M. Guillemet, typographe en la ville de Lyon ; il lui envoie deux exemplaires de l’A, B, C. Ah ! cet homme est aussi aimable que vous, et bien obligeant ; il m’aurait envoyé un exemplaire du Siècle de Louis XIV et de Louis XV, s’il y avait pensé ; j’espère qu’à l’avenir il ne nous laissera manquer de rien. Oh ! je n’ai garde, monsieur, de vous croire l’auteur de l’A, B, C ; rien ne vous ressemble moins ; mais je vous avouerai naturellement que vous n’avez rien écrit qui vaille mieux. Si vous avez à être jaloux, soyez-le de M. Huet, il n’y a que lui qu’on puisse vous préférer. J’approuve le jugement qu’il porte de Montesquieu ; il révolte plusieurs personnes ; mais l’extrême admiration qu’on a pour ce bel esprit ressemble assez à la vénération qu’on a pour les choses sacrées, qu’on respecte d’autant plus que l’on ne les comprend pas. Il y a un petit in-douze dont le titre est : Génie de Montesquieu. Il y a quelques traits brillants, transcendants, mais quantité d’autres infiniment obscurs, inintelligibles, des lieux communs, des pensées fausses. Jamais, jamais je ne souffrirai patiemment qu’on mette en parallèle M. de Montesquieu avec MM. Huet et Guillemet. La grand’maman est bien de cet avis ; vous l’adoreriez si vous la connaissiez, cette grand’maman. Vous êtes bien souvent le sujet de nos conversations ; elle voudrait que vous abandonnassiez La Bletterie ; mais elle ne peut s’empêcher de rire de tout ce qu’il vous fournit de plaisant.

Je vous fais ma confession, sa traduction m’a fait plaisir ; j’aimerais mieux sans doute qu’elle fut plus énergique, mais je hais si fort le style ampoulé, boursouflé, et pour dire en un mot le style académique, que ce qui n’est qu’un peu plat ne me choque pas beaucoup. Je voudrais, monsieur, que vous jugeassiez par vous-même de ce qu’est devenu le goût d’aujourd’hui, et quelles choses on admire. Les vers de l’abbé de Voisenon au roi de Danemark, l’épigramme de Saurin sur vous, cela ne vous a-t-il pas paru bien bon ? Les oraisons funèbres, les discours de l’Académie, comment tout cela vous paraît-il ? Vous ne les lisez point, et vous faites bien ; pour moi, je ne sais plus ce que je pourrais lire ; hors vous, et les auteurs du siècle passé, tout m’ennuie à la mort. Je me recommande à vous, mon cher et ancien ami ; vous êtes en vérité mon unique ressource.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.