Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7462

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 239-241).
7462. — À MADAME DE SAUVIGNY.
20 janvier.

Je commence, madame, par vous remercier de la boîte que vous voulez bien avoir la bonté de me faire parvenir par M. Lullin.

Permettez-moi ensuite d’en appeler à tous les commentateurs passés et à venir. Certainement, madame, vous dire qu’il est à craindre que des réfugiés, et surtout un banqueroutier chicaneur, ne déterminent monsieur votre frère à se plaindre, ce n’est pas vous dire qu’il vous menace et qu’il plaidera. Certainement vous exposer ses douleurs et son malheur, solliciter votre pitié naturelle pour votre frère, ce n’est pas vous animer l’un contre l’autre. Je ne connais point d’homme de son état qui soit plus à plaindre, et je n’ai pas douté un moment, quand vous avez voulu que je le fisse venir chez moi, que vous n’eussiez intention de soulager, autant qu’il est en vous, des infortunes si longues et si cruelles : il se les est attirées, je l’avoue ; mais il en est bien puni.

Je ne savais qu’une petite partie de ses fautes et de ses disgrâces. J’ai tout appris ; vous m’en avez chargé ; je lui ai fait quelques reproches, et il s’en fait cent fois davantage. Je crois que l’âge et le malheur l’ont mûri ; mais il est d’une facilité étonnante. C’est cette malheureuse facilité qui l’a plongé dans l’abîme où il est.

Voilà pourquoi j’ai pensé qu’il est à propos de le tirer des mains de l’homme[1] qui semble le gouverner dans le pays de Neuchâtel, et qui lui mange le peu qui lui reste. J’ai cru que ce serait lui rendre un très-grand service, et ne pas vous désobliger. Cet homme a été autrefois connu de monsieur votre père[2], et ensuite receveur en Franche-Comté. Il a perdu tout son bien, et vit absolument aux dépens de M. de Morsan. Enfin monsieur votre frère me mande qu’il ne lui reste plus que dix-huit francs. C’est sans doute un grand et triste exemple qu’un homme, né pour avoir deux millions de bien, soit réduit à cette extrémité. Ses fautes ont creusé son précipice ; mais enfin vous êtes sa sœur, et votre cœur est bienfaisant.

Il m’a envoyé un exemplaire de l’arrêt du conseil, du 2 août 1760. Je vois que ses dettes se montaient alors, tant en principaux qu’en intérêts, à plus de onze cent vingt mille livres. Assurément il n’avait pas brillé pour sa dépense.

Je vois, par un mémoire intitulé Succession de monsieur et de madame d’Harnoncourt, que, tout payé, il lui reste encore quatre cent vingt-quatre mille et tant de livres substituées, indépendamment des effets restés en commun, qui ne sont pas spécifiés. Ainsi je ne vois pas comment on lui a fait entendre qu’il pouvait avoir quarante-deux mille livres de revenu.

Quel que soit son bien, je l’exhorte tous les jours à être sage et économe. Mais je crois, comme j’ai eu l’honneur de vous le mander[3], madame, qu’il est de son devoir d’assurer, autant qu’il le pourra, une petite pension à la nièce de l’abbé Nollet, qui s’est sacrifiée pendant quatorze ans pour lui. Je conçois bien que ce n’est pas à vous de ratifier cette pension, puisque vous n’êtes pas son héritière, et que c’est une affaire de pure conciliation entre lui et Mme Nollet, dans laquelle vous ne devez pas entrer. Je n’insiste donc que sur votre compassion pour les malheureux, surtout pour un frère. Je ne lui connais, depuis qu’il est mon voisin, d’autre défaut que celui de cette facilité qui le plonge souvent dans l’indigence. Le premier aventurier qui paraît puise dans sa bourse. Ce serait une vertu s’il était riche ; mais c’est un vice, quand on s’est appauvri par sa faute.

Je crois vous avoir ponctuellement obéi, et vous avoir assez détaillé tout ce qui est venu à ma connaissance. Ma conclusion est qu’il faudrait qu’il se jetât entre vos bras, que vous lui tinssiez lieu de mère, quoique vous soyez plus jeune que lui ; qu’il sortît de Neuchâtel, et qu’il ne fût plus gouverné par un homme qui peut le ruiner et l’aigrir ; qu’il vécût dans quelque terre, comme madame sa femme. Il a besoin qu’on gouverne ses affaires et sa personne. Il faut surtout qu’il tombe en bonnes mains. Il aime les lettres, il a des connaissances ; l’étude pourrait faire sa consolation. Enfin je voudrais pouvoir diminuer les malheurs du frère, et témoigner à la sœur mon attachement inviolable et mon zèle. J’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Guérin : voyez lettre 7467.
  2. Pierre Durey d’Harnoncourt, mort le 27 juin 1765.
  3. Lettre 7441.