Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7464

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 242-244).
7464. — À M. GAILLARD.
À Ferney, 23 janvier.

Vous me demandez pardon bien mal à propos, mon grand historien ; et moi, je vous remercie très à propos. Je suis étonné qu’il n’y ait pas encore plus de fautes grossières dans l’édition du Siècle de Louis XIV. Je suis enterré depuis trois ans dans mon tombeau de Ferney, sans en être sorti. Cramer, qui a imprimé l’ouvrage, court toujours, et n’a point relu les feuilles. Vous verrez, dans la petite plaisanterie[1] que je vous envoie, que Cramer est homme de bonne compagnie, et point du tout libraire. Son compositeur est un gros Suisse qui sait très-bien l’allemand, et fort peu de français. Jugez ce que j’ai pu faire, étant aveugle trois ou quatre mois de l’année, dès qu’il y a de la neige sur la terre.

Vous avez donc connu Lally. Non-seulement je l’ai connu, mais j’ai travaillé avec lui chez M. d’Argenson, lorsqu’on voulait faire sur les côtes d’Angleterre une descente que cet Irlandais proposa, et qui manqua très-heureusement pour nous. Il est très-certain que sa mauvaise humeur l’a conduit à l’échafaud. C’est le seul homme à qui on ait coupé la tête pour avoir été brutal. Il se promène probablement dans les champs Élysées avec les ombres de Langlade, de la femme Sirven, de Calas, de la maréchale d’Ancre, du maréchal de Marillac, de Vanini, d’Urbain Grandier, et, si vous le voulez encore, de Montecuculli ou Montecucullo, à qui les commissaires persuadèrent qu’il avait donné la pleurésie à son maître le dauphin François[2]. On dit que le chevalier de La Barre est dans cette troupe : je n’en sais rien : mais si on lui a coupé la main et arraché la langue, si on a jeté son corps dans le feu pour avoir chanté deux chansons de corps de garde, et si Rabelais a eu les bonnes grâces d’un cardinal pour avoir fait les litanies du c…, il faut avouer que la justice humaine est une étrange chose.

Vittorio Siri, dont vous me parlez, jeta en fonte la statue d’Henri IV, qu’il composa d’or, de plomb et d’ordures. Nous avons ôté les ordures et le plomb, l’or est resté. Nous avons fait comme ceux qui canonisent les saints, on attend que tous les témoins de leurs sottises soient morts.

Le bon Dieu bénisse cet avocat général de Bordeaux[3] qui a fait frapper la médaille d’Henri IV ! On dit qu’il est aussi éloquent que généreux. Les parquets de province se sont mis, depuis quelque temps, à écrire beaucoup mieux que le parquet de Paris. Il n’en est pas ainsi des académies de province, il faut toujours que ce soit des Parisiens qui remportent leurs prix ; tantôt c’est M. de La Harpe, tantôt c’est vous. Vous marchez tous doux sur les talons l’un de l’autre, quand vous courez. Je suis charmé que vous ayez eu le prix, et qu’il ait eu l’accessit. Quiconque vous suit de près est un très-bon coureur.

Vous sentez quelle est mon impatience de voir un Henri IV[4] de votre façon. Vous aurez embelli son menton et sa bouche, il sera beau comme le jour.

Si je vous aime ! oui, sans doute, je vous aime, et autant que je vous estime : car vous êtes un très-bel esprit et une très-belle âme.

Je vous fais encore une fois mes remerciements du fond de mon cœur.

  1. Je présume qu’il s’agit de la Guerre civile de Genève. (B.) — Voyez tome IX, pagi 515 et suiv.
  2. Voyez tome XII, page 267.
  3. Dupaty, à qui est adressée la lettre 7514.
  4. l’Éloge de Henri IV, par Gaillard, avait remporté le prix à l’Académie de la Rochelle.