Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7467

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 245-248).
7467. — À MADAME DE SAUVIGNY.
Ferney, 20 janvier.

Depuis que j’ai eu l’honneur de vous écrire, madame, monsieur votre frère est venu passer huit jours chez moi. J’ai eu tout le temps de le connaître, et d’entrer dans le détail de toutes ses malheureuses affaires. Je me trompe beaucoup, ou la facilité de son caractère a été la cause principale de toutes ses fautes et de toutes ses disgrâces. Les unes et les autres sont bien funestes. S’il est vrai que son père, riche de cinq millions, ne lui donna que six cents livres de pension au sortir de ses études, ses premières dettes sont excusables. Elles en attirèrent d’autres ; les intérêts s’accumulèrent ; et voilà la première cause de sa ruine.

Permettez-moi de vous dire que les exemples trop connus, donnés par monsieur son père, ne pouvaient lui inspirer des mœurs bien régulières.

On le maria à une demoiselle de condition, qui, n’ayant que seize ans, était incapable de le conduire, et il avait besoin d’être conduit. Je ne vois aucune faute contre l’honneur dans toutes celles qu’il a commises. L’affaire de Guérin était la seule qui pût me donner des soupçons ; mais j’ai vu des lettres authentiques qui me prouvent que Guérin l’avait en effet volé, et que monsieur votre frère, par cette facilité dangereuse qui l’a toujours perdu, eut tort dans la forme avec Guérin, ayant très-grande raison dans le fond.

J’ai examiné tous ses papiers ; j’y ai vu des dettes usuraires en assez grand nombre. Je sais quel était cet Oléary, qui ose lui demander plus de deux cent mille francs. Je sais que c’est un Irlandais aventurier, sans aucune fortune, qui vécut longtemps à Madrid aux dépens de M. de Morsan, et qui abusa de cette facilité que je lui reproche jusqu’à lui faire accroire qu’il allait marier le prince Édouard à une fille du roi de Maroc, et que monsieur votre frère irait à Maroc l’épouser au nom du prince. Cet homme était en effet attaché au prétendant. Il persuada à M. de Morsan qu’il gouvernerait l’Angleterre, et le fit enfin consentir à promettre d’épouser sa fille. Tout cela est un roman digne de Guzman d’Alfarache. Oléary réduit aujourd’hui ses prétentions chimériques à douze mille francs. Je suis bien fondé à croire que c’est lui qui les doit, loin d’être en droit de rien demander. Et de plus, les avocats qui sont à la tête de la direction considéreront sans doute qu’un homme qui restreint à douze mille livres une somme de deux cent vingt mille est par cela même un homme punissable.

J’ai connu M. de Saint-Cernin, dont la famille redemande des sommes considérables. Je puis vous assurer que monsieur votre frère n’a jamais reçu la moitié du principal. S’il ne devait payer que ce qu’il a réellement reçu, la somme ne se monterait pas à quatre cent mille livres ; et il faut qu’il en paye onze cent mille ! Je crois que, s’il avait pu être à portée de contredire toutes les demandes qu’on lui fait, il aurait sauvé plus de cent mille écus ; mais, se trouvant proscrit et errant dans les pays étrangers, et privé de presque tous ses documents, il n’a pu se secourir lui-même.

Je le vois séparé d’avec madame sa femme ; mais il me jure qu’il n’a jamais manqué pour elle de complaisance, et qu’il a même poussé cette complaisance jusqu’à la soumission. On a allégué, dans l’acte de séparation, qu’il avait communiqué à madame sa femme le fruit de ses débauches : il proteste qu’il n’en est rien, qu’il lui avoua l’état où il était, et qu’il s’abstint de s’approcher d’elle.

Quant à la lettre qu’il écrivit à sa femme, et qu’elle a produite, il jure que c’est elle-même qui l’exigea, et qu’il eut la malheureuse faiblesse de donner ces armes contre lui.

Enfin, madame, il ne veut revenir ni contre la séparation prononcée, ni contre la commission établie pour liquider ses dettes. Il consent à tout ; et, quand vous le voudrez, je lui ferai signer la ratification de tout ce que vous aurez fait.

Il m’a inspiré une extrême pitié, et même de l’amitié. Le titre de votre frère n’a pas peu servi à faire naître en moi ces sentiments.

Il ne demande qu’une chose qui me paraît très-juste, et dont le refus me semblerait une persécution affreuse : c’est que la lettre de cachet obtenue par son père contre lui n’ait pas lieu après la mort de son père et de sa mère. Il n’est point criminel d’État ; il n’a point offensé le roi ; il a été mis en prison par ses parents pour ses dettes : ses dettes sont payées ; il ne doit pas être puni de ses fautes après leur expiation. Il en est assez puni par la perte d’un bien immense, et par dix années de proscription dans les pays étrangers.

Dans le dernier voyage qu’il a fait à Genève, un homme connu lui a conseillé d’écrire à M. de Saint-Florentin ; il l’a fait sans me consulter. Il est revenu ensuite me montrer sa lettre. J’en ai désapprouvé quelques termes un peu trop forts ; mais le fond m’a paru aussi raisonnable que juste. Il ne demande que de pouvoir aller jusqu’à Lyon avec sûreté. Il serait très-convenable, en effet, qu’il put vivre dans le voisinage de Lyon avec le peu qui lui reste. Le pays de Neuchâtel, où il s’est réfugié, est actuellement le réceptacle de tous les banqueroutiers et de tous ceux qui ont de mauvaises affaires. Ils accourent chez lui, et il y en a un qui dévore sa substance. Il est triste, honteux et dangereux, que le frère de Mme de Sauvigny soit réfugié dans un tel coupe-gorge. Je vous l’ai déjà mandé, madame, et j’en vois plus que jamais les inconvénients. Monsieur votre frère est instruit ; il est homme de lettres : je ne sais si vous savez qu’il a été réduit à être précepteur, et que cet état même a contribué à fortifier ses connaissances. Vous savez combien il est faible ; si on le pousse à bout et si on le maltraite jusqu’au point de lui refuser la permission de respirer, en province, l’air de sa patrie, il est capable de faire un mémoire justificatif ; ce qui serait très-triste à la fois et pour lui et pour sa famille.

Je vous promets, madame, de prévenir ce malheur, si vous voulez continuer à m’honorer de la confiance que vous m’avez témoignée. Il n’y a rien que je ne fasse pour procurer à monsieur votre frère une vie douce et honnête. Il faut absolument le retirer de l’endroit où il est. Je lui procurerai une maison sous mes yeux : je répondrai de sa conduite. Il m’a témoigné beaucoup d’amitié, et une déférence entière à mes avis. J’ignore actuellement ce qui peut lui rester de revenu, parce qu’il l’ignore lui-même ; mais, à quelque peu que sa fortune actuelle soit réduite, je me charge de lui faire mener une vie décente et honorable. J’arrangerai ce qu’il doit à Mlle Nollet, qui l’a servi longtemps sans gages ; je l’empêcherai de faire aucune dette ; en un mot, je crois que c’est un parti dont lui et toute sa famille doivent être contents.

Si ce que je veux bien faire, madame, a le bonheur de vous plaire, ayez la bonté de me le mander. Je tacherai de vous prouver le zèle, l’attachement et le respect avec lesquels…