Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7485

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 264-265).
7485. — À M. SOUMAROKOF[1].
26 février.

Monsieur, votre lettre et vos ouvrages sont une grande preuve que le génie et le goût sont de tout pays. Ceux qui ont dit que la poésie et la musique étaient bornées aux climats tempérés se sont bien trompés. Si le climat avait tant de puissance, la Grèce porterait encore des Platon et des Anacréon, comme elle porte les mêmes fruits et les mêmes fleurs ; l’Italie aurait des Horace, des Virgile, des Arioste, et des Tasse ; mais il n’y a plus à Rome que des processions, et, dans la Grèce, que des coups de bâton. Il faut donc absolument des souverains qui aiment les arts, qui s’y connaissent, et qui les encouragent. Ils changent le climat ; ils font naître les roses au milieu des neiges.

C’est ce que fait votre incomparable souveraine. Je croirais que les lettres dont elle m’honore me viennent de Versailles, et que la vôtre est d’un de mes confrères de l’Académie française. M. le prince de Kolousky, qui m’a rendu ses lettres et la vôtre, s’exprime comme vous ; et c’est ce que j’ai admiré dans tous les seigneurs russes qui me sont venus voir dans ma retraite. Vous avez sur moi un prodigieux avantage ; je ne sais pas un mot de votre langue, et vous possédez parfaitement la mienne.

Je vais répondre à toutes vos questions, dans lesquelles on voit assez votre sentiment sous l’apparence du doute. Je me vante à vous, monsieur, d’être de votre opinion en tout.

Oui, monsieur, je regarde Racine comme le meilleur de nos poètes tragiques, sans contredit : comme celui qui seul a parlé au cœur et à la raison, qui seul a été véritablement sublime sans aucune enflure, et qui a mis dans la diction un charme inconnu jusqu’à lui. Il est le seul encore qui ait traité l’amour tragiquement : car, avant lui. Corneille n’avait fait bien parler cette passion que dans le Cid, et le Cid n’est pas de lui. L’amour est ridicule ou insipide dans presque toutes ses autres pièces.

Je pense encore comme vous sur Quinault : c’est un grand homme en son genre. Il n’aurait pas fait l’Art poétique, mais Boileau n’aurait pas fait Armide.

Je souscris entièrement à tout ce que vous dites de Molière et de la comédie larmoyante, qui, à la honte de la nation, a succédé au seul vrai genre comique, porté à sa perfection par l’inimitable Molière.

Depuis Regnard, qui était né avec un génie vraiment comique, et qui a seul approché Molière de près, nous n’avons eu que des espèces de monstres. Des auteurs qui étaient incapables de faire seulement une bonne plaisanterie ont voulu faire des comédies, uniquement pour gagner de l’argent. Ils n’avaient pas assez de force dans l’esprit pour faire des tragédies ; ils n’avaient pas assez de gaieté pour écrire des comédies ; ils ne savaient pas seulement faire parler un valet ; ils ont mis des aventures tragiques sous des noms bourgeois. On dit qu’il y a quelque intérêt dans ces pièces, et qu’elles attachent assez quand elles sont bien jouées : cela peut être ; je n’ai jamais pu les lire, mais on prétend que les comédiens font quelque illusion.

Ces pièces bâtardes ne sont ni tragédies, ni comédies. Quand on n’a point de chevaux, on est trop heureux de se faire traîner par des mulets.

Il y a vingt ans que je n’ai vu Paris. On m’a mandé qu’on n’y jouait plus les pièces de Molière. La raison, à mon avis, c’est que tout le monde les sait par cœur ; presque tous les traits en sont devenus proverbes. D’ailleurs il y a des longueurs, les intrigues quelquefois sont faibles, et les dénoûments sont rarement ingénieux. Il ne voulait que peindre la nature ; et il en a été sans doute le plus grand peintre.

Voilà, monsieur, ma profession de foi, que vous me demandez. Je suis fâché que vous me ressembliez par votre mauvaise santé ; heureusement vous êtes plus jeune, et vous ferez plus longtemps honneur à votre nation. Pour moi, je suis déjà mort pour la mienne.

J’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Poëte russe. Il a été le père de la tragédie en Russie, comme Corneille l’a été en France. (K.)