Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7486

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 265-267).
7486. M. LE COMTE WORONZOFF.
À Ferney, 26 février.

Monsieur, votre lettre du 19 de décembre m’a été rendue par M. le prince de kolousky. Ce n’a pas été la moindre de mes consolations dans mes maladies, qui me rendent presque aveugle. Toutes les bontés dont votre inimitable impératrice m’honore, et ce qu’elle fait pour la véritable gloire, me font souhaiter de vivre. Heureux ceux qui verront longtemps son beau règne ! La voilà, comme Pierre le Grand, arrêtée quelque temps dans sa législation par des Turcs, qui sont les ennemis des lois comme des beaux-arts.

Il n’y avait rien de si admirable, à mon gré, que ce qu’elle faisait en Pologne. Après y avoir fait un roi, et un très-bon roi, elle y établissait la tolérance, elle y rendait aux hommes leurs droits naturels ; et voilà de vilains Turcs, excités je ne sais par qui (apparemment par leur Alcoran et par messieurs de l’Évangile), qui viennent déranger toutes mes espérances de voir la Pologne délivrée du tribunal du nonce du pape. Le nom d’Allah et de Jehovah soit béni ! mais les Turcs font là une méchante action.

Eh bien ! monsieur, si vous aviez été ministre à Constantinople au lieu de l’être à la Haye, vous auriez donc été fourré aux Sept-Tours par des capigi-bachi ? Je voudrais bien savoir quel plaisir prennent les puissances chrétiennes à recevoir tous les jours des nasardes sur le nez de leurs ambassadeurs, dans le divan de Stamboul. Est-ce qu’on ne renverra jamais ces barbares au delà du Bosphore ? Je n’aime pas l’esclavage, il s’en faut beaucoup ; mais je ne serais pas fâché de voir des mains turques un peu enchaînées cultiver vos vastes plaines de Casan et manœuvrer sur le lac Ladoga.

Tous les souverains sont des images de la Divinité#1 : on le leur dit tant dans les dédicaces des livres et dans les sermons qu’on prêche devant eux, qu’il faut bien qu’il en soit quelque chose ; mais il me semble que Moustapha ressemble à Dieu comme le bœuf Apis ressemblait à Jupiter. Les Turcs n’ont que ce qu’ils méritent en étant gouvernés par un si sot homme ; mais cet homme, tout sot qu’il est, fera couler des torrents de sang. Puisse-t-il y être noyé !

Ou je me trompe, ou voilà un beau moment pour la gloire de votre empire. Vos troupes ont vaincu les Prussiens, qui ont vaincu les Autrichiens, qui ont vaincu les Turcs. Vous avez des généraux habiles, et l’imbécile Moustapha prend le premier imbécile de son sérail pour être son grand vizir. Ce grand vizir donne des[1] corps à commander à ses pousses ; si ces gens-là vous résistent, je serai bien étonné.

Je ne le suis pas moins que la plupart des princes chrétiens entendent si mal leurs intérêts. Ce serait un beau moment à saisir par l’empereur d’Allemagne ; et pourquoi les Vénitiens ne profiteraient-ils pas du succès de vos armes pour reprendre la Grèce[2], dont je les ai vus en possession dans ma jeunesse ? Mais pour de telles entreprises il faut de l’argent, des flottes, de l’adresse, de la célérité, et tout cela manque quelquefois. Enfin j’espère que vous vous défendrez bien sans le secours de personne.

Je vois, avec autant de plaisir que de surprise, que cette secousse ne trouble point l’âme de ce grand homme qu’on appelle Catherine. Elle daigne m’écrire des lettres charmantes, comme si elle n’avait pas autre chose à faire. Elle cultive les beaux-arts, dont les Ottomans n’ont pas seulement entendu parler, et elle fait marcher ses armées avec le même sang-froid qu’elle s’est fait inoculer. Si elle n’est pas pleinement victorieuse, la Providence aura grand tort. Je veux que vous soyez grand effendi dans Stamboul avant qu’il soit deux ans.

Agréez, monsieur, les sincères assurances du tendre respect que vous a voué pour sa vie, etc.

  1. Voyez tome XIX, page 318.
  2. Les Vénitiens conquirent la Morée en 1686 et 1687, et il la conservèrent par le traité de Carlowitz en 1699. Ils la perdirent dans la guerre de 1715.