Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7489

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 269-270).
7489. — À MADAME LA MARQUISE DE FLORIAN,
à paris.
1er mars.

Ma chère nièce, j’ai été bien charmé de voir de votre écriture : car vous savez que j’aime votre style, et surtout votre souvenir. L’idée de n’être point oublié de vous me console dans ma solitude. Il y a aujourd’hui un an que je ne suis sorti de ma chambre et de mon jardin qu’une seule fois. Vous me paraissez avoir pour Paris autant d’aversion qu’il m’inspire d’indifférence. Paris est fort bon pour ceux qui ont beaucoup d’ambition, de grandes passions, et prodigieusement d’argent, avec des goûts toujours renaissants à satisfaire. Quand on ne veut être que tranquille, on fait fort bien de renoncer à ce grand tourbillon. Paris a toujours été à peu près ce qu’il est, le centre du luxe et de la misère : c’est un grand jeu de pharaon, où ceux qui taillent emboursent l’argent des pontes. Mais vous trouveriez Paris le pays de la félicité si vous aviez vu comme moi le temps du système[1], où il était défendu, comme un crime d’État, d’avoir chez soi pour cinq cents francs d’argent. Vous n’étiez pas née lorsqu’on augmenta de cent francs la pension que l’on payait pour moi au collège, et que, moyennant cette augmentation, j’eus du pain bis pendant toute l’année 1709. Les Parisiens sont aujourd’hui des sybarites et crient qu’ils sont couchés sur des noyaux de pêches, parce que leur lit de roses n’est pas assez bien fait. Laissez-les crier, et allez dormir en paix dans votre beau château d’Hornoy.

Je m’affaiblis tous les jours, ma chère nièce ; je n’ai pas longtemps à vivre, et bientôt je vous dirai bonsoir. Si, en attendant, vous voulez vous amuser à Hornoy de quelques nouveautés, vous n’avez qu’à faire un marché avec la fermière générale qui se charge de vos paquets ; on lui donnera la permission de les lire, pourvu qu’elle vous les envoie bien honnêtement.

Je vous embrasse, vous et M. de Florian, de tout mon cœur.

  1. De Law.