Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7492

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 271-273).
7492. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
1er mars 1769.

Je vous fais mille et mille remerciements, monsieur, de votre beau présent ; je l’ai placé sur-le-champ dans ma bibliothèque. Vous croyez bien que je n’avais pas attendu jusqu’à présent à lire cette nouvelle édition. Il est vrai que je n’aime pas infiniment les détails de guerre ; mais tout s’embellit par vous.

Je n’ai reçu qu’avant-hier votre Saint Cucufin[2] : la grand’maman était à la campagne quand il lui est arrivé ; elle l’envoya à son époux, avec la lettre de M. Guillemet : elle lui recommandait de me faire tenir tout cela aussitôt qu’il l’aurait lu. Cet époux, qui a bien d’autres Cucufins dans la tête, m’avait oubliée. Rien n’est plus plaisant ; l’analyse d’Esther est charmante. Vous êtes bien gai : vous auriez grand tort de vous plaindre de votre existence ; vous sentez, pensez, produisez sans cesse ; mais moi, que voulez-vous que je fasse de mon existence ? Indiquez-moi quelques moyens d’en tirer parti. Vous serez surpris si je vous avoue que la perte de la vue n’est pas mon plus grand malheur ; celui qui m’accable, c’est l’ennui. L’amusement, dites-vous, vaut mieux que la fermeté d’esprit : rien n’est plus vrai ; mais où trouve-t-on de l’amusement ? Donnez-moi des talents ou des passions, ou des goûts que je puisse exercer ou satisfaire : on conserve de l’activité, et l’on n’en sait que faire. Rien de tout ce qu’on entend, de tout ce qu’on rencontre, de tout ce qui se passe, ne plaît ni n’intéresse. Vieillesse est bien difficile à passer, disait feu M. d’Argenson. La vilaine machine qu’une montre ! elle se détraque sans cesse ; un tournebroche vaut bien mieux. Doutez-vous, monsieur, qu’il y ait des êtres, dans l’empyrée ou ailleurs, qui nous observent, nous gouvernent et nous traitent bien ou mal suivant leur fantaisie ? Si j’admettais un système, ce serait celui là. Je crois même avoir vu mon sylphe en rêve, et que l’imprudence que j’ai eue de m’en vanter est cause qu’il n’est pas revenu. J’aimerais bien à causer avec vous. Accusez-moi si vous voulez d’un excès de vanité, mais vous ne dites rien que je ne croie avoir pensé ; vous êtes mon seul philosophe. Tous ceux qui raisonnent n’ont pour but que de faire admirer la subtilité de leur esprit, et comptent pour rien la justesse, la clarté, la précision. Voltaire ! Voltaire ! tout le reste sont des faux prophètes !

Vous aurez lu sans doute le livre de Saint-Lambert quand vous recevrez cette lettre : je n’ai encore lu que trois Saisons. Il y a dans l’Été, et surtout dans l’Automne, quelques morceaux qui m’ont extrêmement plu : il y a un peu trop de pourpre, d’or, d’azur, de pampre, de feuillages, etc., etc. Je n’ai pas beaucoup de goût pour les descriptions ; j’aime qu’on me peigne les passions ; mais les êtres inanimés, je ne les aime qu’en dessus de porte.

J’approuve extrêmement le parallèle de nos trois dramatiques ; je souscris au jugement qu’en fait Saint-Lambert.

Savez-vous, monsieur de Voltaire, que je ne peux pas souffrir que vous soyez relégué dans un petit coin du monde, malgré l’apothéose dont vous jouissez ? Il vaut mieux communiquer avec les hommes que d’en recevoir un culte des élus : on vous invoque, on vous révère ; ici l’on vous tourmenterait peut-être ; mais qu’est-ce que cela vous ferait ? Vous en ririez, vous vous en moqueriez ; vous feriez connaissance avec la grand’maman, que vous adoreriez ; vous feriez le bonheur de sa petite-fille ; vous la délivreriez de l’ennui ; mais tout ceci sont paroles vagues et oiseuses.

Que vous dirai-je de l’époux de la grand’maman ? Je ne crains rien pour lui : ses talents et ses rivaux font ma tranquillité et la sienne.

Le pauvre président est bien malade : je crains que sa fin ne soit bien prochaine ; j’en suis très-affligée.

M. du Pin, Mme la duchesse de Boutteville, viennent de mourir subitement. C’est une folie de s’embarrasser du lendemain, d’autant plus que nous sommes presque toujours plus malheureux par ce que nous prévoyons que par ce que nous éprouvons.

Adieu, mon cher ami, ma seule consolation ; ayez toujours soin de moi.


  1. Correspondance complète, édition de Lescure ; 1865.
  2. Canonisation de saint Cucufin. Voyez tome XXVII, page 419.