Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7520

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 299-303).
7520. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Le 3 avril.

Chacun a son diable, madame, dans cet enfer de la vie. Le mien m’a affublé de onze accès de fièvre, et me voilà ; mais ce n’est pas pour longtemps. En vérité, c’est dommage que la nature m’ayant fait, ce me semble, pour vivre avec vous, me fasse mourir si loin de vous. Quand je dis que nos espèces d’âmes étaient modelées l’une pour l’autre, n’allez pas croire que ma vanité radote. Le fait est clair. Vous me dites par votre dernière lettre que « les choses qui ne peuvent nous être connues ne nous sont pas nécessaires ». Grand mot, madame, grande vérité, et, qui plus est, vérité très-consolante. Où il n’y a rien le roi perd ses droits, et la nature aussi. Faites-vous lire, s’il vous plaît, l’article Nécessaire dans un certain livre alphabétique[1], vous y verrez votre pensée.

C’est un dialogue entre Sélim et Osmin, deux braves musulmans ; et Osmin conclut que la nature n’ayant pas favorisé le genre humain, en tout temps et en tout lieu, du divin Alcoran, l’Alcoran n’est pas nécessaire à l’homme.

Au reste, je sens très-bien que le siècle de Louis XIV est si prodigieusement supérieur au siècle présent que les athées de ce temps-ci ne valent pas ceux du temps passé. Il n’y en a aucun qui approche de Spinosa.

Ce Spinosa admettait, avec toute l’antiquité, une intelligence universelle ; et il faut bien qu’il y en ait une, puisque nous avons de l’intelligence. Nos athées modernes substituent à cela je ne sais quelle nature incompréhensible, et je ne sais quels calculs impossibles. C’est un galimatias qui fait pitié. J’aime mieux lire un conte de La Fontaine, quoique, par parenthèse, ses Contes soient autant au-dessous de l’Arioste que l’écolier est au-dessous du maître. Cependant ces philosophes ont tous quelque chose d’excellent. Leur horreur pour le fanatisme et leur amour de la tolérance m’attache à eux. Ces deux points doivent leur concilier l’amitié de tous les honnêtes gens.

Je passe des athées à Sémiramis. Que voulez-vous, s’il vous plaît, que je fasse ? Je ne saurais, en vérité, prendre le parti de Moustapha contre elle. Son fils l’aime, son peuple l’aime, sa cour l’idolâtre ; elle m’envoie le portrait de son beau visage, entouré de vingt gros diamants, avec la plus belle pelisse du Nord et un code de lois aussi admirable que notre jurisprudence française est impertinente. On parle français à Moscou et en Ukraine. Ce n’est ni le parlement de Paris ni la Sorbonne qui a établi des chaires de professeurs en notre langue dans ces pays autrefois si barbares. Peut-être y ai-je un peu contribué. Permettez-moi d’avoir quelque condescendance pour un empire de deux mille lieues d’étendue, où je suis aimé, tandis que je ne suis pas excessivement bien traité dans la petite partie occidentale de l’Europe où le hasard m’a fait naître.

Je vous avoue que j’aimerais mieux avoir l’honneur de souper avec vous que de rester au milieu des neiges dans la belle et épouvantable chaîne des Alpes, ou de courir de roi en impératrice. Soyez très-sûre, madame, que vos lettres ont fait de mon envie extrême de vous revoir une passion. Comptez que mon âme court après la vôtre.

Je serais peut-être un peu décontenancé devant Mme la duchesse de Choiseul. Quand le vieux chevalier Destouches Canon, père putatif de d’Alembert, voyait une jolie femme, bien aimable, il lui disait : « Passez, passez vite, madame ; vous n’êtes pas de ma sorte. » Je suis devenu un peu grossier dans ma retraite champêtre.

Que m’importe que la nature,
En dessinant ses traits chéris,
Pour modèle ait pris la figure
De la Vénus de Medicis ?
Je suis berger, mais non Pâris.
Un vieux berger n’est pas un homme.
Je pourrais lui donner la pomme
Sans que mon cœur en fût épris,
Et sans que la maligne engeance
Des déesses de son pays
Reprochât à mes sens surpris
D’être séduits par l’apparence.
Je sais que son esprit orne
À toute la délicatesse
Que l’on vanta dans Sévigné,
Avec beaucoup plus de justesse,
Qu’elle aime fort la vérité,
Mais ne la dit qu’avec finesse.
Ma grossière rusticité
Et mon impudence Suissesse
Auraient grand’peine à se prêter

À tant de grâce et de souplesse.
Il faut que, pour bien s’ajuster,
Les gens soient d’une même espèce.

Vous, dont l’esprit et les bons mots,
L’imagination féconde,
La repartie et l’à-propos
Font toujours le charme du monde ;
Vous, ma brillante du Deffant,
Conversez dans votre retraite,
Vivez avec la grand’maman :
C’est pour vous que les dieux l’ont faite.
Si j’allais très-imprudemment
Troubler vos séances secrètes,
Que diriez-vous d’un chat-huant
Introduit entre deux fauvettes ?

Cependant je veux savoir qui soupe entre Mme de Choiseul et vous ; qui en est digne, qui soutient encore l’honneur du siècle. Que voulez-vous que je vous dise ? Hélas ! toutes nos petites consolations ne sont encore que des emplâtres sur la blessure de la vie. Mais, dans votre malheur, vous avez du moins le meilleur des remèdes ; et, puisque vous existez, qu’y a-t-il de mieux que de consumer quelques moments de cette existence douloureuse et passagère avec des amis qui sont au-dessus du commun des hommes ? Vous m’avez donné une grande satisfaction en réapprenant que le président a repris son âme.

Hélas ! qu’a-t-il pu ressaisir
De cette âme qui sut vous plaire ?
Quelque faible ressouvenir,
Et quelque image bien légère,
Qui ne revient que pour s’enfuir !
A-t-il du moins quelque désir,
Même encor sans le satisfaire ?
A-t-il quelque ombre de plaisir ?
Voilà notre importante affaire.
Qu’on a peu de temps pour jouir !
Et la jouissance est un songe.
Du néant tout semble sortir,
Dans le néant tout se replonge.
Plus d’un bel esprit nous l’a dit ;
Un autre Henault[2] et Deshoulière,

Chapelle et Chaulieu, l’ont écrit ;
L’antiquité, leur devancière,
Mille fois nous en avertit ;
La Sorbonne dit le contraire :
À ces messieurs rien, n’est voilé ;
Et quand la Sorbonne a parlé,
Les beaux esprits doivent se taire.

Dites, je vous en conjure, au délabré président combien je m’intéresse à son âme aimable. La mienne prend la liberté d’embrasser la vôtre. Adieu, madame ; vivons comme nous pourrons.

  1. Le Dictionnaire philosophique ; voyez tome XX, page 117.
  2. Jean Hesnault ; voyez tome XIV, page 80.