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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7556

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 336-338).
7556. — À M. D’ALEMBERT.
24 mai.

Il y a longtemps que le vieux solitaire n’a écrit à son grand et très-cher philosophe. On lui a mandé que vous vous chargiez d’embellir une nouvelle édition de l’Encyclopédie : voilà un travail de trois ou quatre ans.


Carpent ea poma nepotes.

(Virg., ecl. ix, v. 30.)

Il est bon, mon aimable sage, que vous sachiez qu’un M. de La Bastide, l’un des enfants perdus de la philosophie, a fait à Genève le petit livre ci-joint[1], dans lequel il y a une lettre à vous adressée[2], lettre qui n’est pas peut-être un chef-d’œuvre d’éloquence, mais qui est un monument de liberté[3]. On débite hardiment ce livre dans Genève, et les prêtres de Baal n’osent parler. Il n’en est pas ainsi des prêtres savoyards. Le petit-fils de mon maçon, devenu évêque d’Annecy, n’a pas, comme vous savez, le mortier liant ; c’est un drôle qui joint aux fureurs du fanatisme une friponnerie consommée, avec l’imbécillité d’un théologien né pour faire des cheminées ou pour les ramoner. Il a été porte-Dieu à Paris, décrété de prise de corps, ensuite vicaire, puis évêque. Ce scélérat a mis dans sa tête de faire de moi un martyr. Vous savez qu’il écrivit contre moi au roi l’année passée ; mais ce que vous ne savez pas, c’est qu’il écrivit aussi au Pantalon-Rezzonico, et qu’il employa en même temps la plume d’un ex-jésuite nommé Nonotte. Il y eut un bref du pape dans lequel je suis très-clairement désigné, de sorte que je fus à la fois exposé à une lettre de cachet et à une excommunication majeure : mais que peut la calomnie contre l’innocence ? la faire brûler quelquefois, me direz-vous ; oui, il y en a des exemples dans notre sainte et raisonnable religion : mais n’ayant pas la vocation du martyre, j’ai pris le parti de m’en tenir au rôle de confesseur, après avoir été fort singulièrement confessé.

Or voyez, je vous prie, ce que c’est que les fraudes pieuses. Je reçois dans mon lit le saint viatique, que m’apporte mon curé devant tous les coqs de ma paroisse ; je déclare, ayant Dieu dans ma bouche[4], que l’évêque d’Annecy est un calomniateur, et j’en passe acte par-devant notaire : voilà mon maçon d’Annecy furieux, désespéré comme un damné, menaçant mon bon curé, mon pieux confesseur, et mon notaire. Que font-ils ? ils s’assemblent secrètement au bout de quinze jours, et ils dressent un acte dans lequel ils assurent par serment qu’ils m’ont entendu faire une profession de foi[5], non pas celle du Vicaire savoyard, mais celle de tous les curés de Savoie (elle est en effet du style d’un ramoneur). Ils envoient cet acte au maçon sans m’en rien dire, et viennent ensuite me conjurer de ne les point désavouer. Ils conviennent qu’ils ont fait un faux serment pour tirer leur épingle du jeu. Je leur remontre qu’ils se damnent, je leur donne pour boire, et ils sont contents.

Cependant ce polisson d’évêque, à qui je n’ai pas donné pour boire, jure toujours comme un diable qu’il me fera brûler dans ce monde-ci et dans l’autre. Je mets tout cela aux pieds de mon crucifix ; et, pour n’être point brûlé, je fais provision d’eau bénite. Il prétend m’accuser juridiquement d’avoir écrit deux livres brûlables, l’un qui est publiquement reconnu en Angleterre pour être de milord Bolingbroke ; l’autre, la Théologie portative[6], que vous connaissez, ouvrage, à mon gré, très-plaisant, auquel je n’ai assurément nulle part, ouvrage que je serais très-fâché d’avoir fait, et que je voudrais bien avoir été capable de faire.

Quoique cet énergumène soit Savoyard et moi Français, cependant il peut me nuire beaucoup, et je ne puis que le rendre odieux et ridicule : ce n’est pas jouer à un jeu égal. Toutefois j’espère que je ne perdrai pas la partie, car heureusement nous sommes au xviiie siècle, et le maroufle croit être au xive. Vous avez encore à Paris des gens de ce temps-là ; c’est sur quoi nous gémissons. Il est dur d’être borné aux gémissements ; mais il faut au moins qu’ils se fassent entendre, et que les bœufs-tigres frémissent. On ne peut élever trop haut sa voix en faveur de l’innocence opprimée.

On dit que nous aurons bientôt des choses très-curieuses qui pourront faire beaucoup de bien, et auxquelles il faudra que tous les gens de lettres s’intéressent ; j’entends les gens de lettres qui méritent ce nom. Vous, qui êtes à leur tête, mon cher ami, priez Dieu que le diable soit écrasé, et mettez, autant que la prudence le permet, votre puissante main à ce très-saint œuvre.

Je vous embrasse bien tendrement, et je ne me console point de finir ma vie sans vous revoir.

  1. Réflexions philosophiques sur le marche de nos idées. On les trouve dans le tome VIII de l’Évangile du jour. L’édition dont parle Voltaire doit être une édition séparée. (B.)
  2. Lettre d’un avocat genevois à M. d’Alembert ; elle est aussi dans le tome VIII de l’Évangile du jour.
  3. Elle est d’un avocat nommé Mallet. Cela va faire un beau bruit dand le tripot de Genève. (Note de Voltaire.)
  4. Voyez l’acte au bas de la lettre 7521.
  5. Voltaire reparle de cette profession de foi, en patois savoyard, dans sa lettre à d’Argental du 21 octobre 1772, et aussi dans son Épître à Horace ; voyez tome X page 445.
  6. La Théologie portative passe pour être du baron d’Holbach ; l’Examen important de milord Bolingbroke est tome XXVI, page 195.