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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7578

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 361-363).
7578. — À M. L’ABBÉ ROUBAUD[1].
Ferney, ce 1er juillet.

Votre livre, monsieur, me paraît éloquent, profond et utile. Je suis bien persuadé avec vous que le pays où le commerce est le plus libre sera toujours le plus riche et le plus florissant, proportion gardée. Le premier commerce est, sans contredit, celui des blés. La méthode anglaise, adoptée enfin par notre sage gouvernement, est la meilleure : mais ce n’est pas assez de favoriser l’exportation, si on n’encourage pas l’agriculture. Je parle en laboureur qui a défriché des terres ingrates.

Je ne sais comment il se peut faire que la France étant, après l’Allemagne, le pays le plus peuplé de l’Europe, il nous manque pourtant des bras pour cultiver nos terres. Il me paraît évident que le ministère en est instruit, et qu’il fait tout ce qu’il peut pour y remédier. On diminue un peu le nombre des moines, et par là on rend les hommes à la terre. On a donné des édits pour extirper l’infâme profession de mendiant, profession si réelle, et qui se soutient malgré les lois, au point que l’on compte deux cent mille mendiants vagabonds dans le royaume. Ils échappent tous aux châtiments décernés par les lois ; et il faut pourtant les nourrir, parce qu’ils sont hommes. Peut-être, si on donnait aux seigneurs et aux communautés le droit de les arrêter et de les faire travailler, on viendrait à bout de rendre utiles des malheureux qui surchargent la terre.

J’oserais vous supplier, monsieur, vous et vos associés, de consacrer quelques-uns de vos ouvrages à ces objets très-importants. Le ministère, et surtout les officiers des cours supérieures, ne peuvent guère s’instruire à fond sur l’économie de la campagne que par ceux qui en ont fait une étude particulière. Presque tous vos magistrats sont nés dans la capitale que nos travaux nourrissent, et où ces travaux sont ignorés. Le torrent des affaires les entraîne nécessairement : ils ne peuvent juger que sur les rapports et sur les vœux unanimes des cultivateurs éclairés.

Il n’y a pas certainement un seul agriculteur dont le vœu n’ait été le libre commerce des blés, et ce vœu unanime est très-bien démontré par vous.

Je sais bien que deux grands hommes se sont opposés à la liberté entière de l’exportation. Le premier est le chancelier de L’Hospital, l’un des meilleurs citoyens que la France ait jamais eus ; l’autre, le célèbre ministre des finances Colbert, à qui nous devons nos manufactures et notre commerce. On s’est prévalu de leur nom et des règlements qu’on leur attribue, mais on n’a pas peut-être assez considéré la situation où ils se trouvaient. Le chancelier de L’Hospital vivait au milieu des horreurs des guerres civiles, le ministre Colbert avait vu le temps de la Fronde, temps où la livre de pain se vendit dix sous et davantage dans Paris et dans d’autres villes ; il travaillait déjà aux finances, sans avoir le titre de contrôleur général, lorsqu’il y eut une disette effrayante dans le royaume, en 1662.

Il ne faut pas croire qu’il fut, dans le conseil, le maître de toutes les grandes opérations. Tout se concluait à la pluralité des voix, et cette pluralité ne fut que trop souvent pour les préjugés. Je puis assurer que plusieurs édits furent rendus malgré lui ; et je crois très-fermement que si ce ministre avait vécu de nos jours, il aurait été le premier à presser la liberté du commerce.

Il ne m’appartient pas, monsieur, de vous en dire davantage sur des choses dont vous êtes si bien instruit. Je dois me borner à vous remercier, et vous assurer que j’ai pour vous une estime aussi illimitée que doit l’être, selon vous, la liberté du commerce.

  1. Pierre-Joseph-André Roubaud, né à Avignon en juin 1730, mort à Paris en novembre 1792, venait de publier des Représentations aux magistrats, contenant l’exposition raisonnée des faits relatifs à la liberté du commerce des grains, et les résultats respectifs des règlements et de la liberté, 1769, in-8° de plus de cinq cents pages. Il avait travaillé avec Dupont de Nemours et autres économistes au Journal d’agriculture, etc. C’est à lui que l’on doit les Nouveaux Synonymes français, 1785, quatre volumes in-8°.