Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7596

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 383-384).
7596. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, ce 16 juillet 1769.

J’ai reçu deux de vos présents, monsieur, par la grand’maman. Elle a joint au dernier la copie de la lettre de M. Guillemet, où il est fait mention de moi. J’avais résolu de ne point écrire à M. Guillemet, jusqu’à ce qu’il me fît quelque agacerie ; je me souvenais qu’il m’avait dit qu’il écrivait volontiers quand il avait un thème, mais qu’il n’aimait pas à écrire quand il n’avait rien à dire. C’était une leçon qu’il me faisait ; je m’y soumettais avec peine, mais je me serais fait scrupule de ne la pas suivre. Vous avez levé l’interdiction ; ainsi, prenez-vous-en à vous-même si je vous importune.

Vos Lettres d’Amabed m’ont fait beaucoup de plaisir. La préface et l’épître dédicatoire des Guèbres ne me paraissent pas de la même main que la tragédie. La petite-fille aime toujours les vers ; mais ce sont les vers de M. Guillemet qu’elle aime. Elle trouve que les Guèbres vaudraient bien mieux s’ils parlaient en prose et du même style que la préface et l’épître dédicatoire.

Monsieur de Voltaire, ayez pitié de moi ! Tous les vivants m’ennuient ; indiquez-moi quelques morts qui puissent m’amuser. J’ai relu vingt fois les livres qui me plaisent, et je suis toujours obligée d’y revenir. Je voudrais une brochure de vous toutes les semaines. Je suis persuadée que vous pouvez fournir à cette dépense. Je crois qu’il n’y a qu’une certaine dose d’imagination pour chaque siècle, et qui est éparpillée dans les différentes nations. Vous vous en êtes emparé subitement, et n’en avez pas laissé un grain à personne. C’est donc à vous à distribuer vos richesses, et dans vos largesses il faut préférer votre bonne et ancienne amie.

La grand’maman est à Chanteloup depuis le 29 avril. Son absence a mis le comble à mes ennuis ; elle arrive mercredi, mais pour aller tout de suite à Compiègne. Si vous connaissiez cette grand’maman, vous en seriez fier. Elle est comme vous, elle a tout envahi. Ah ! son siècle n’est pas digne d’elle.

Je crois que M. Guillemet ne se flatte pas qu’on lui écrive des gazettes. D’ailleurs ce n’est pas mon talent, et de plus, la nouvelle du jour est détruite par celle du lendemain. Il y a un livre ici qui fait beaucoup de bruit, dont il n’y a que trois ou quatre exemplaires : je ne l’ai pas encore lu. On dit qu’il est de main de maître. J’ai pris des mesures pour l’avoir. Nous avons eu ici un opéra-comique qui a eu un succès inouï, c’est le Déserteur. Il vous fera plaisir. Les paroles sont de Sedaine. Je ne sais si les ouvrages de cet auteur passeront à la postérité. Je ne sais s’il ne serait pas dangereux qu’il devint modèle, les Genuit dégénère toujours, mais ce Sedaine a un genre qui fait grand effet. Il a trouvé de nouvelles cordes pour exploiter la sensibilité, il va droit au cœur, et laisse là tous les détours d’une métaphysique que je trouve détestable en tout genre. On la place aujourd’hui partout, même en musique. Plus la musique est recherchée et travaillée, plus elle a de succès. Il y a ici un fameux joueur de violon qui fait des prodiges sur sa chanterelle. Un homme disait à un autre : « Monsieur, n’êtes-vous pas enchanté ?… Sentez-vous combien cela est difficile ?… — Ah ! monsieur, dit l’autre, je voudrais que cela fût impossible !… » C’est ce que je dirais de tous les auteurs qui sautent à pieds joints sur le bon sens pour nous faire des raisonnements fatigants, ennuyeux et faux. Je mettrais à leur tête M. Jean-Jacques, et puis tous ses prosélytes.

Adieu, monsieur : cette lettre est d’une insupportable longueur ; ne craignez pas la récidive, vous me ferez toujours taire quand vous voudrez.

  1. Correspondance complète avec la duchesse de Choiseul, etc., publiée par M. le marquis de Sainte-Aulaire ; Paris, 1859 et 1877.