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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7610

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 395-396).
7610. — À MADAME LA DUCHESSE DE CHOISEUL.
Lyon, 26 juillet.

<poem>Anacréon, de qui le style Est souvent un peu familier, Dit, dans un certain vaudeville, Soit à Daphné, soit à Bathylle, Qu’il voudrait être son soulier. Je révère la Grèce antique ; Mais ce compliment poétique Paraît celui d’un cordonnier. <poem>


Pour moi, madame, qui suis aussi vieux qu’Anacréon, je vous avoue que j’aime mieux votre tête et votre cœur que vos pieds, quelque mignons qu’ils soient. Anacréon aurait voulu les baiser à cru, et moi aussi ; mais je donne net la préférence à votre belle âme.

Vous êtes, madame, le contraire des dames ordinaires ; vous donnez tout d’un coup plus qu’on ne vous demande ; il ne me faut qu’un de vos souliers, c’est bien assez pour un vieil ermite, et vous daignez m’en offrir deux. Un seul, madame, un seul. Il n’est jamais question que d’un soulier dans les romans qui en parlent, et remarquez qu’Anacréon dit : Je voudrais être ton soulier, et non pas tes souliers. Ayez donc la bonté, madame, de m’en faire parvenir un, et vous saurez ensuite pourquoi[1].

Mais il y a une autre grâce plus digne de vous, que je vous demande, c’est pour la tragédie de la Tolérance. Elle est d’un jeune homme qui donne certainement de grandes espérances ; il en a fait deux actes chez moi : j’y ai travaillé avec lui, moins comme à un ouvrage de poésie que comme à la satire de la persécution.

Vous avez senti assez que les prêtres de Pluton pouvaient être le Père Le Tellier, les inquisiteurs, et tous les monstres de cette espèce. Le jeune auteur n’a pu obtenir que les magistrats en permissent la représentation a Paris. Je suis persuadé qu’elle y ferait un grand effet, et que la dernière scène ne déplairait pas à la cour, s’il y avait une cour.

Donnez-nous votre protection, madame, et celle du possesseur de vos pieds. On a imprimé cette pièce chez l’étranger, sous le nom de la Tolérance. Ce nom fait trembler ; on me la dédie[2], et mon nom est encore plus dangereux.

Il y a dans le royaume des Francs environ trois cent mille fous qui sont cruellement traités par d’autres fous depuis longtemps. On les met aux galères, on les pend, on les roue pour avoir prié Dieu en mauvais français en plein champ ; et ce qui caractérise bien ma chère nation, c’est qu’on n’en sait rien à Paris, où l’on ne s’occupe que de l’Opéra-Comique et des tracasseries de Versailles.

Oui, madame, vous seriez la bienfaitrice du genre humain si vous et M. le duc de Choiseul vous protégiez cette pièce, et si vous pouviez un jour vous donner l’amusement de la faire représenter.

Votre petite-fille n’est pas contente des Guèbres, et moi, je trouve l’ouvrage rempli de choses très-neuves, très-touchantes, écrites du style le plus simple et le plus vrai.

Aidez-nous, madame, protégez-nous. On pense depuis dix ans dans l’Europe comme cet empereur qui paraît à la dernière scène. Il se fait dans les esprits une prodigieuse révolution. C’est à une âme comme la vôtre qu’il appartient de la seconder. Le suffrage de M. le duc de Choiseul nous vaudrait une armée. Il va faire bâtir dans mon voisinage une ville qu’on appelle déjà la ville de la tolérance. S’il vient à bout de ce grand projet, c’est un temple où il sera adoré. Comptez, madame, que réellement toutes les nations seront à ses pieds.

Je me mets aux vôtres très-sérieusement, et je vous conjure d’embrasser cette affaire avec fureur, malgré toute la sage douceur de votre charmant caractère.

Agréez, madame, le profond respect de

Guillemet.
  1. Voyez la lettre 7657.
  2. Voyez cette dédicace, tome VI, page 487.