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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7609

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 394-395).
7609. — À M. ÉLIE DE BEAUMONT[1].
25 juillet.

Votre lettre, mon cher Cicéron, a donné une belle secousse à mon âme un peu languissante. J’ai toujours été convaincu que vous aviez raison, que les pistolets ne pouvaient appartenir à M. de La Luzerne, et que la colère qui l’avait emporté si loin était une preuve de son innocence. Un homme qui a médité un mauvais coup peut commettre une action atroce ; mais il pâlit en la commettant, et ne se met point en colère. Juger M. de La Luzerne coupable, c’est ne pas connaître le cœur humain. En défendant les Calas, les Sirven et M. de La Luzerne, vous avez défendu les lois de la nature.

Je viens de lire l’Essai sur le suicide. Il faudra que je le relise. Je le proposerai ensuite à M. Cramer pour le faire imprimer.

Je parcourus ces jours passés l’Histoire du Parlement. Il m’a paru que cet ouvrage est de deux mains différentes. Les derniers chapitres sont remplis d’erreurs, de solécismes et de barbarismes. L’auteur dit que le supplice de Damiens a été perpétré, pendant qu’une partie du parlement allait à son exil. Il y a quelques autres phrases dans ce goût. Jamais on n’a tant écrit qu’aujourd’hui, et jamais on n’a écrit plus mal. En un mot, les derniers chapitres de cet ouvrage sont très-impertinents. Mais il y a quelque chose de plus impertinent encore, c’est de me l’attribuer. Il y a quarante ans, Dieu merci, que je suis accoutumé à de pareilles calomnies. Je ne m’étonne pas que le démon de l’imposture se déchaîne contre moi. J’ai passé ma vie à lui arracher les cornes.

Je vous croyais à Canon. Mais je vois bien que l’affaire de M. de La Luzerne vous a rappelé à Paris. Vous sacrifiez votre repos au plaisir de défendre l’innocence. Sirven, qui vous a tant d’obligation, a pris le chemin le plus long pour finir sa malheureuse affaire. Mais on dit que c’est le plus sûr. Le parlement de Toulouse est bien changé. Toute la jeunesse a lu, et est instruite. Les enfants frémiront de la manière dont ont pensé leurs pères.

Mille respects à Mme de Canon[2]. Mon cœur se partage entre vous deux.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Mme E. de Beaumont.