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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7618

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 401-402).
7618. — À M. SAURIN.
3 auguste.

Je m’intéresse plus que personne, mon cher confrère, au triste état d’Abeilard[1]. Soixante-quinze ans font à peu près le même effet que le rasoir de monsieur le chanoine. Horace a bien raison de dire, et Boileau après lui[2], que les plus tristes sujets peuvent réussir en vers. Les vôtres sont bien agréables et bien attendrissants.

Vous savez qu’on a imprimé les Guèbres du jeune Desmahis[3]. Cette pièce m’a paru fort sage : il serait à souhaiter qu’elle l’eût été moins ; elle aurait fait une plus grande impression. Je conseillerais aux prêtres de demander qu’on la joue telle qu’elle est, car, s’ils ont la sottise de s’y opposer, il arrivera que les héritiers de Desmahis remettront la pièce dans toute son ancienne horreur. On m’a dit que l’auteur en avait adouci presque tous les traits, et qu’il avait passé quelques couleurs sur l’extrême laideur de ces messieurs ; mais, s’ils ne se trouvent pas assez flattés, on les peindra tels qu’ils sont. Je crois qu’il est de l’intérêt de tous les honnêtes gens qu’on joue quelquefois de pareilles pièces : cela vaut pour le moins une grand’messe de votre archevêque, et beaucoup mieux sans doute que tous ses billets de confession.

J’ai essuyé plus d’une affaire et plus d’une maladie ; c’en est trop à mon âge. Plaignez-moi, si je vous écris si rarement et si laconiquement.

  1. Saurin venait de publier une imitation de l’Épître d’Héloïse à Abeilard, de Pope.
  2. Ce n’est pas d’après Horace que Boileau a dit (Art poét., III, 1-2) :

    Il n’est pas de serpent ni de monstre odieux
    Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.

  3. Voyez tome VI, page 483.