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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7619

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 402-404).
7619. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
À Ferney, le 3 auguste.

Par pitié pour l’âge caduque
D’un de mes sacrés estafiers,
Vous abritez sa vieille nuque :
Quand on est couvert de lauriers,
On peut donner une perruque.
Prêtez-moi quelque rime en uque
Pour orner mes vers familiers.
Nous n’avons que celle d’eunuque.
Ce mot me conviendrait assez ;
Mais ce mot est une sottise,
Et les beaux princes de l’Église
Pourraient s’en tenir offensés.

Je remercie très-tendrement Votre Éminence de la perruque de mon pauvre aumônier [1]qui ne verra pas ma lettre. Mais souffrez qu’il vous rende de très-humbles actions de grâces : il ne les dit jamais à table, et j’en suis fâché.

On dit que vous faites des merveilles à Rome, et que vos pieds, tout potelés qu’ils sont, marchent sur des épines sans se blesser. Je suis très-fâché que votre saint-père soit peu versé dans l’histoire[2], il se croira encore au xvie siècle ; mais vous le remettrez au courant, et vous viendrez plus aisément à bout d’un homme d’esprit que d’un sot. Vous avez une grande réputation dans l’Europe, et je prédis que vous ne vous en tiendrez pas à la place que vous occupez à présent. Vivez seulement, et laissez faire au temps. Je fais actuellement de la soie, tout comme si j’avais l’honneur d’être de votre diocèse[3].

Je jouis d’une retraite qui serait agréable, même dans le voisinage de Rome ; mais, quand le temps viendra où


De l’urne céleste
Le signe funeste
Domine sur nous,
Et pour nous commence
L’humide influence
De l’Ourse en courroux[4],


alors je deviendrai un des plus malheureux agriculteurs qui respirent ; alors, si j’étais seul, si ma nièce ne venait pas dans ma Sibérie, je volerais en tapinois dans votre climat, je vous ferais ma cour par un escalier dérobé, et je verrais Saint-Pierre. Mais à moi n’appartient tant d’honneur. Je suis comme Mahomet II, qui fit graver sur son tombeau : « Il eut un grand désir de voir l’Italie. »

J’en ai un plus grand, c’est que le plus aimable, le plus instruit, le plus brillant et le plus véritablement sage des Septante[5] agrée toujours mon tendre respect et me conserve ses bontés.

P. S. Vraiment, en relisant le chiffon de M. de Philippopolis[6], je trouve qu’il renvoie mon aumônier à son évêque[7], malgré la formule du non obstantibus contrariis. Cet évêque est l’ennemi mortel des perruques ; il refusera net. Cela ferait un procès, ce procès ferait du bruit et produirait du ridicule. Un ex-jésuite et moi, voilà des sujets d’épigrammes, et de quoi égayer les gazetiers. On n’a déjà que trop tympanisé ma dévotion. Je ne ferai donc rien sans un ordre de Votre Éminence ; je jetterais dans le feu les perruques du Père Adam et les miennes, plutôt que de compromettre Votre Éminence.

  1. Le Père Adam ; voyez lettres 7571 et 7601.
  2. Voyez lettre 7601.
  3. Alby, dont le cardinal de Bernis était archevêque.
  4. Voltaire, en citant ces vers, les croyait de Bernis, sous le nom duquel ils ont été imprimés. On les trouve même dans quelques éditions de ses Œuvres ; mais l’Èpître sur l’hiver, dont ils font partie, est de Gentil Bernard.
  5. C’est le nombre des cardinaux, dont six cardinaux-évêques, cinquante cardinaux prêtres, et quatorze cardinaux-diacres. (B.)
  6. C’était le secrétaire des brefs. Il avait succédé à l’archevêque de Chalcédoine.
  7. C’était Biord, évêque d’Annecy, qui, fils d’un maçon, n’avait pas le mortier liant, comme dit Voltaire, et avec qui Voltaire avait eu, en 1768, une petite correspondance. (B.)