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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7633

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7633. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Pétersbourg, 4-15 août 1769.

J’ai reçu, monsieur, votre belle lettre du 26 février ; je ferai mon possible pour suivre vos conseils. Si Moustapha n’est pas rossé, ce ne sera pas assurément, ni votre faute, ni la mienne, ni celle de mon armée ; mes soldats vont à la guerre contre les Turcs comme s’ils allaient à une noce.

Puisque l’envie de faire cause commune contre les barbares est passée aux autres puissances de l’Europe, la Russie seule cueillera ces lauriers-ci, et son attention à bien battre ses ennemis ne sera point distraite par des combinaisons de campagnes concertées auxquelles souvent il n’y a eu que les ennemis qui aient gagné.

Si vous pouviez voir tous les embarras dans lesquels ce pauvre Moustapha se trouve à la suite du pas précipité qu’on lui a fait faire, contre l’avis du divan entier et des gens les plus raisonnables, il y aurait des moments où vous ne pourriez vous empêcher de le plaindre comme homme, et comme homme malheureux.

Il n’y a rien qui me prouve plus la part sincère que vous prenez à ce qui me regarde, que ce que vous me dites sur ces chars de nouvelle invention ; mais nos gens de guerre ressemblent à ceux de tous les autres pays : les nouveautés non éprouvées leur paraissent risqueuses.

Je suis bien aise, monsieur, de ce que mon instruction a votre approbation ; je doute qu’elle ait celle du saint-père et du mufti ; les cardinaux devraient prendre ce dernier pour pape : ils sont présentement si bien avec lui. Ce serait aux ultramontains à le proposer. Je vous prie, monsieur, d’être assuré que tout ce qui me vient de votre part me fait un plaisir infini ; je ne saurais assez vous remercier de l’envoi que vous m’avez fait, le tableau de M. Huber y compris. C’est un vrai cadeau que vous avez bien voulu me faire. Je regretterai bien d’être privée de ce qui paraîtra à l’avenir ; je crois qu’il faudrait l’envoyer en Hollande par la voie de quelque marchand, et d’Hollande on me l’enverra ou par la poste ou par d’autres occasions, qui ne sont pas rares en ce pays-là.

Vivez, monsieur, et réjouissez-vous lorsque mes braves guerriers auront battu les Turcs. Vous savez, je pense, qu’Azow, à l’embouchure du Tanaïs, est déjà occupé par mes troupes. Le dernier traité de paix stipulait que cette place resterait abandonnée de part et d’autre : vous aurez vu par les gazettes que nous avons envoyé promener les Tartares dans trois différents endroits, lorsqu’ils ont voulu piller l’Ukraine : cette fois-ci ils s’en sont retournés de chez nous aussi gueux qu’ils étaient sortis de la Crimée. En revanche ils se sont dédommagés en Pologne. Il est vrai qu’ils y avaient été invites par leurs alliés, les protégés du nonce du pape.

L’on fait très-bien ici la porcelaine dite en biscuit. Je ne sais, monsieur, comment j’ai pu vous dire que votre buste était en plâtre[2]. Une dame française dira que c’est une bévue qui ne ressemble à rien ; mais comme je n’ai pas l’honneur d’être Welche, je dirai que c’est une balourdise digne de Moustapha.

Au moment que j’achevais ces lignes, on m’a apporté votre lettre du 1er d’avril. Le conseil que vous donnez au jeune Galatin m’est une nouvelle marque bien flatteuse de votre amitié. La vérité m’oblige de vous dire que si le jeune Galatin doit encore étudier à quelque université, je conseille à ses parents de l’y envoyer, parce que je crains qu’à Riga il ne trouverait point l’équivalent des universités d’Allemagne ; mais s’il ne s’agit que de lui apprendre l’allemand, Riga y est aussi propre que Leipsick même, et alors vous voudrez bien, monsieur, l’adresser au gouverneur général, M. Braun, auquel j’écrirai à ce sujet. Nous en aurons soin s’il conserve l’envie de s’établir en Russie ; sinon il sera très-libre de faire ce qu’il lui plaira, et même de venir… à votre entrée à Constantinople, où vous m’avez promis de me venir trouver, quand j’y serai, s’entend ; je tâcherai en attendant d’étudier un compliment grec que je vous ferai. Il y a deux ans que je savais quantité de phrases tartares et arabes à Cazan, ce qui faisait un grand plaisir aux habitants de cette ville, qui, pour la plupart, sont de cette nation, bons musulmans, bien riches, et qui bâtissent une magnifique mosquée en pierre depuis mon départ.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l’histoire de l’empire de Russie, etc. ; tome X, page 351.
  2. Voyez la lettre 7419.