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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7655

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 435-437).
7655. — À M. L’ABBÉ AUDRA.
Ferney, le 4 eptembre.

Je ne conçois pas, monsieur, pourquoi cet infortuné Sirven se hâte si fort de se remettre en prison à Mazamet, puisque vous serez à la campagne jusqu’à la Saint-Martin. Il faut qu’il s’abandonne entièrement à vos conseils. Je crains pour sa tête dans une prison où il sera probablement longtemps. Il m’a envoyé la consultation des médecins et chirurgiens de Montpellier. Il est clair que le rapport de ceux de Mazamet était absurde, et que l’ignorance et le fanatisme ont condamné, flétri, ruiné une famille entière, et une famille très-vertueuse. J’ai eu tout le temps de la connaître ; elle demeure, depuis six ans, dans mon voisinage. La mère est morte de douleur en me venant voir ; elle a pris Dieu a témoin de son innocence à son dernier moment ; elle n’avait pas même besoin d’un tel témoin.

Ce jugement est horrible, et déshonore la France dans les pays étrangers. Vous travaillez, monsieur, non-seulement pour secourir l’innocence opprimée, mais pour rétablir l’honneur de la patrie.

J’espère beaucoup dans l’équité et dans l’humanité de M. le procureur général. M. le prince de Beauvau lui a écrit, et prend cette affaire fort à cœur ; mais je crois qu’on n’a besoin d’aucune sollicitation dans une cause que vous défendez. Je suis même persuadé que le parlement embrassera avec zèle l’occasion de montrer à l’Europe qu’il ne peut être séduit deux fois par le fanatisme du peuple, et par de malheureuses circonstances qui peuvent tromper les hommes les plus équitables et les plus habiles. J’ai toujours été convaincu qu’il y avait dans l’affaire des Calas de quoi excuser les juges. Les Calas étaient très-innocents, cela est démontré ; mais ils s’étaient contredits. Ils avaient été assez imbéciles pour vouloir sauver d’abord le prétendu honneur de Marc-Antoine leur fils, et pour dire qu’il était mort d’apoplexie, lorsqu’il était évident qu’il s’était défait lui-même. C’est une aventure abominable ; mais enfin on ne peut reprocher aux juges que d’avoir trop cru les apparences. Or il n’y a ici nulle apparence contre Sirven et sa famille. L’alibi est prouvé invinciblement ; cela seul devait arrêter le juge ignorant et barbare qui l’a condamné.

On m’a mandé que le parlement avait déjà nommé d’autres juges pour revoir le procès en première instance. Si cette nouvelle est vraie, je tiens la réparation sûre ; si elle est fausse, je serai affligé. Je voudrais être en état de faire dès à présent le voyage de Toulouse. Je me flatte que les magistrats me verraient avec bonté, et qu’ils me verraient avec d’autant moins mauvais gré d’avoir pris si hautement le parti des Calas, que j’ai toujours marqué dans mes démarches le plus profond respect pour le parlement, et que je n’ai imputé l’horreur de cette catastrophe qu’au fanatisme dont le peuple était enivré. Si les hommes connaissaient le prix de la tolérance ; si les lois romaines, qui sont le fond de votre jurisprudence, étaient mieux suivies, on verrait moins de ces crimes et de ces supplices qui effrayent la nature. C’est le seul esprit d’intolérance qui assassina Henri III et Henri IV, votre premier président Duranty, et l’avocat général Raffis ; c’est lui qui a fait la Saint-Barthélémy ; c’est lui qui a fait expirer Calas sur la roue. Pourquoi ces abominations n’arrivent-elles qu’en France ? pourquoi tant d’assassinats religieux, et tant de lettres de cachet prodiguées par le jésuite Le Tellier ? Sont-ils le partage d’un peuple si renommé pour la danse et pour l’opéra-comique ?

Tant que vous aurez des pénitents blancs, gris et noirs, vous serez exposés à toutes ces horreurs. Il n’y a que la philosophie qui puisse vous en tirer ; mais la philosophie vient à pas lents, et le fanatisme parcourt la terre à pas de géant.

Je me consolerai, et j’aurai quelque espérance de voir les hommes devenir meilleurs, si vous faites rendre aux sinon une justice complète. Je vous prie, monsieur, de ne vous point rebuter des irrégularités dans lesquelles peut tomber un homme accablé d’une infortune de sept années, capable de déranger la meilleure tête.

Au reste, il doit avoir encore assez d’argent, et il n’en manquera pas. Je suis tout prêt de faire ce que veut M. d’Arquier. Je pense entièrement comme lui ; il m’a pris par mon faible, et vous augmentez beaucoup l’envie que j’ai de rendre ce petit service à la littérature. Il faudrait pour cela être sur les lieux, il faudrait passer l’hiver à Toulouse. C’est une grande entreprise pour un vieillard de soixante-quinze ans, qui aime passionnément les beaux-arts, mais qui n’a que des désirs et point de force.

J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec tous les sentiments d’estime, et j’ose dire d’amitié, que vous méritez, votre, etc.

P. S. Notre ami, l’abbé Morellet, a donc écrasé la compagnie des Indes[1] ; mais cette compagnie a fait couper le cou à Lally, qui, à mon gré ne le méritait pas. Il y avait quelques gens employés aux Indes qui méritaient mieux une pareille catastrophe : c’est ainsi que va le monde. Tout ira bien dans la Jérusalem céleste.

  1. Son ouvrage est intitulé Mémoire sur la situation actuelle de la compagnie des Indes, 17-9, in-4o.