Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7656

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Correspondance de Voltaire/1769
Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 437-439).


7656. — À M. D’ALEMBERT.
4 septembre.

Martin[1] était un cultivateur établi à Bleurville, village du Barrois, bailliage de la Marche, chargé d’une nombreuse famille. On assassina, il y a deux ans et huit mois, un homme sur le grand chemin auprès du village de Bleurville. Yn praticien ayant remarqué sur le même chemin, entre la maison de Martin et le lieu où s’était commis le meurtre, une empreinte de soulier, on saisit Martin sur cet indice, on lui confronta ses souliers, qui cadraient assez avec les traces, et on lui donna la question. Après ce préliminaire, il parut un témoin qui avait vu le meurtrier s’enfuir ; le témoin dépose, on lui amène Martin : il dit qu’il ne reconnaît pas Martin pour le meurtrier : Martin s’écrie : « Dieu soit béni ! en voilà un qui ne m’a pas reconnu. »

Le juge, fort mauvais logicien, interprète ainsi ces paroles : « Dieu soit béni ! j’ai commis l’assassinat, et je n’ai pas été reconnu parle témoin. »

Le juge, assisté de quelques gradués du village, condamne Martin à la roue, sur une amphibologie. Le procès est envoyé à la Tournelle de Paris ; le jugement est confirmé ; Martin est exécuté dans son village. Quand on l’étendit sur la croix de Saint-André, il demanda permission au bailli et au bourreau de lever les bras au ciel pour l’attester de son innocence, ne pouvant se faire entendre de la multitude. On lui fit cette grâce : après quoi on lui brisa les bras, les cuisses et les jambes, et on le laissa expirer sur la roue.

Le 26 juillet de cette année, un scélérat ayant été exécuté dans le voisinage, déclara juridiquement, avant de mourir, que c’était lui qui avait commis l’assassinat pour lequel Martin avait été roué. Cependant le petit bien de ce père de famille innocent est confisqué et détruit ; la famille est dispersée depuis trois ans, et ne sait peut-être pas que l’on a reconnu enfin l’innocence de son père.

Voilà ce qu’on mande de Neufchâteau en Lorraine ; deux lettres consécutives confirment cet événement.

Que voulez-vous que je fasse, mon cher philosophe ? Villars ne peut pas être partout. Je ne peux que lever les mains au ciel comme Martin, et prendre Dieu à témoin de toutes les horreurs qui se passent dans son œuvre de la création. Je suis assez embarrassé avec la famille Sirven. Les filles sont encore dans mon voisinage. J’ai envoyé le père à Toulouse ; son innocence est démontrée comme une proposition d’Euclide. La crasse ignorance d’un médecin de village, et l’ignorance encore plus crasse d’un juge subalterne, jointes à la crasse du fanatisme, ont fait condamner la famille entière, errante depuis six ans, ruinée, et vivant d’aumônes.

Enfin, j’espère que le parlement de Toulouse se fera un honneur et un devoir de montrer à l’Europe qu’il n’est pas toujours séduit par les apparences, et qu’il est digne du ministère dont il est chargé. Cette affaire me donne plus de soins et d’inquiétudes que n’en peut supporter un vieux malade ; mais je ne lâcherai prise que quand je serai mort, car je suis têtu.

Heureusement on a fait, depuis environ dix ans, dans ce parlement, des recrues de jeunes gens qui ont beaucoup d’esprit, qui ont bien lu, et qui pensent comme vous.

Je ne suis pas étonné que votre projet sur les progrès de la raison[2] ait échoué. Croyez-vous que les rivaux du maréchal de Saxe eussent trouvé bon qu’il eût fait soutenir une thèse en leur présence sur les progrès de son art militaire ?

J’ai vu le fils du docteur Maty :

Dignus, dignus est intrare
In nostro philosophico corpore[3].

Je viens de retrouver dans mes paperasses une lettre de la main de Locke, écrite la veille de sa mort à milady Peterborough ; elle est d’un philosophe aimable.

Les affaires des Turcs vont mal. Je voudrais bien que ces marauds-là fussent chassés du pays de Périclès et de Platon : il est vrai qu’ils ne sont pas persécuteurs, mais ils sont abrutisseurs. Dieu nous défasse des uns et des autres !

Tandis que je suis en train de faire des souhaits, je demande la permission au révérend père Hayer de faire des vœux pour qu’il n’y ait plus de récollets au Capitole. Les Scipion et les Cicéron y figureraient un peu mieux, à mon avis. Tantôt je pleure, tantôt je ris sur le genre humain. Pour vous, mon cher ami, vous riez toujours ; par conséquent vous êtes plus sage que moi.

À propos, savez-vous que l’aventure du chevalier de La Barre a été jugée abominable par les cent quarante députés de la Russie pour la confection des lois ? Je crois qu’on en parlera dans le Code comme d’un monument de la plus horrible barbarie, et qu’elle sera longtemps citée dans toute l’Europe, à la honte éternelle de notre nation.

  1. Voyez tome XVIII, page 118 ; XXVIII, 416, 427 et 498.
  2. D’Alembert avait proposé ce sujet pour le prix de poésie ; voyez la fin de la lettre 7644
  3. Malade imaginaire, troisième intermède.