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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7660

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 444-445).
7360. — À M. BORDES.
6 septembre.

Voici le fait, mon cher ami : M. de Sartines a fait imprimer les Guèbres par Lacombe, mais il ne veut pas être compromis. Les ministres souhaitent qu’on la joue, mais ils veulent qu’on la représente d’abord en province. On en donne, cette semaine, une représentation à Orangis[1], à deux lieues de Paris. Vous pouvez compter sur la vérité de ce que je vous mande.

Tout bien considéré, M. de Flesselles[2] pourrait écrire à M. de Sartines. Il est certain qu’il répondra favorablement. Je vous réponds de même de M. le duc de Choiseul, de M. le duc de Praslin, de monsieur le chancelier. À l’égard du roi, il ne se mêle en aucune manière de ces bagatelles.

J’ai fait réflexion qu’il faut bien se donner de garde de fournir à un évêque, quel qu’il soit, le prétexte de se flatter qu’on doive le consulter sur les divertissements publics ou particuliers. On joue tous les jours le Tartuffe sans faire aux prêtres le moindre compliment ; ils ne doivent se mêler en rien de ce qui ne regarde pas l’Église ; c’est la maxime du conseil du roi et de toutes les juridictions du royaume. Le temps est passé où les hypocrites gouvernaient les sots. Il faut détruire aujourd’hui un pouvoir aussi odieux que ridicule. On ne peut mieux parvenir à ce but qu’en jouant les Guèbres, qui rendent la persécution exécrable, sans que ceux qui veulent être persécuteurs puissent se plaindre.

On fit très-mal, à mon avis, de priver la ville de Lyon de l’usage où elle était de donner une petite fête le premier dimanche de carême, et de craindre les menaces que faisait un certain homme[3] d’écrire à la cour. Soyez très-sûr que le corps de ville l’aurait emporté sur lui sans difficulté, et que ses lettres à la cour ne feraient pas plus d’effet que les excommunications de Rezzonico[4]. Je ne connais pas quel rapport le parlement de Bretagne peut avoir avec l’intendant de Lyon ; mais je conçois très-bien qu’il vaut mieux jouer une tragédie que de donner à jouer à des jeux de hasard ruineux, qui doivent être ignorés dans une ville de manufactures.

Au reste, rien ne presse. Ce petit divertissement sera aussi bon en novembre qu’en septembre. Je ne sais, mon cher ami, si ma santé me permettra de faire le voyage ; mais, si je le fais, il faudra que je vive à Lyon dans la plus grande retraite ; que je n’y vienne que pour consulter des médecins, et que je ne fasse absolument aucune visite.

Je me meurs d’envie de vous embrasser.

N. B. Ne soyez point étonné que les évêques espagnols aillent publiquement à la comédie ; c’est l’usage. Les prêtres espagnols sont en cela plus sensés que les nôtres. Il va plusieurs pièces de théâtre à Madrid qui finissent par Ite, comædia est. Alors chacun fait le signe de la croix, et va souper avec sa maîtresse.

  1. Voyez la note, tome VI, page 485.
  2. Intendant de Lyon.
  3. Montazet, archevêque de Lyon.
  4. Clément XIII.