Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7659

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 442-444).
7659. — À M. BORDES.
6 septembre.

Plus je pense à cet ouvrage[1], mon cher ami, plus je crois qu’il serait très-important de le jouer en public. Je vous enverrai incessamment quelques exemplaires de l’édition de Genève corrigée. Je voudrais auparavant être instruit des motifs de refus de M. de La Verpilière[2]. Il faut savoir surtout s’il a consulté monsieur l’archevêque[3], ou s’il a seulement craint de le choquer. Il me semble que l’archevêque n’a rien du tout à démêler avec des prêtres de Pluton, attendu qu’il a été assez longtemps prêtre de Vénus, et que ces deux divinités ne se rencontrent jamais ensemble. De plus, votre archevêque est réputé chrétien, et par conséquent il ne peut prendre le parti des prêtres païens. J’ajoute à ces raisons qu’il est mon confrère à l’Académie française ou françoise ; mais mon meilleur argument est que je l’ai connu homme de beaucoup d’esprit, et infiniment aimable.

Me conseilleriez-vous de lui écrire en faveur de l’auteur de cette pièce qui m’est dédiée, et de le prier seulement d’ignorer si on la joue ? Je ne ferai cette démarche qu’en cas que M. de La Verpilière fût disposé à la laisser jouer ; et j’attendrai vos avis pour me conduire.

Mandez-moi, je vous prie, si mon roman peut devenir une réalité ; si Mme Lobreau[4] peut faire jouer une pièce nouvelle de son autorité privée ; si elle est discrète : si on peut avoir déjà à Lyon l’édition de Paris ; s’il y a quelques acteurs qu’on puisse débarbariser et déprovincialiser. Savez-vous bien que je serais homme à me rendre incognito à Lyon ? Nous verrions ensemble comment il faudrait s’y prendre pour former des acteurs ; nous ne dirions d’abord notre secret qu’à la directrice. Je crois qu’il n’y a dans sa troupe aucun comédien qui me connaisse : la chose est délicate, mais on peut la tenter. Vous pourriez me trouver quelque petit appartement bien ignoré ; j’y viendrais en habit noir, comme un vieux avocat de vos parents et de vos amis. Le pis qui pourrait m’arriver serait d’être reconnu, et il n’y aurait pas grand mal.

Cette idée m’amuse. Qu’a-t-on à faire dans cette courte vie que de s’amuser ? Mais une considération bien plus forte m’occupe ; je voudrais vous voir, causer avec vous, et oublier les sottises de ce monde dans le sein de la philosophie et de l’amitié. Les fidèles faisaient autrefois de plus longs voyages pour se consoler de la persécution.

Au reste, le petit troupeau de sages augmente tous les jours, mais le grand troupeau de fanatiques frappe toujours de la corne, et mugit contre les bergers du petit troupeau.

Je vous embrasse en frère.

  1. Le tragédie des Guèbres ; voyez tome VI, page 483.
  2. Prévôt des marchands de Lyon.
  3. Montazet ; voyez tome VI, page 485.
  4. Directrice du théâtre de Lyon.