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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7678

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7678. — À M. LE. MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 27 septembre.

Mon héros voit bien que, lorsque j’ai sujet d’écrire, je barbouille du papier sans peine, et que je l’ennuie souvent : mais quand je n’ai rien à dire, je respecte ses occupations, ses plaisirs, sa jeunesse, et je me tais. Il y a quarante-neuf ans que mon héros prit l’habitude de se moquer de son très-humble serviteur ; il la conserve et la conservera. Je n’y sais autre chose que de faire le plongeon, et d’admirer la constance de monseigneur à m’accabler de ses lardons.

Je n’étais pas informé de la circonstance du Brayer : il y a mille traits de l’histoire moderne qui échappent à un pauvre solitaire retiré au milieu des neiges.

S’il était permis de vous parler sérieusement, je vous dirais que je n’ai jamais chargé M. de Ximenès de vous parler des Guèbres, ni de vous les présenter. Il a pris tout cela sous son bonnet, qui n’est pas celui du cardinal de Ximenès, dont il prétend pourtant descendre en ligne droite. Je lui suis très-obligé d’aimer les Guèbres, mais je ne l’ai assurément prié de rien.

J’ai eu l’honneur de vous envoyer un autre exemplaire, et on en fait encore actuellement une édition bien plus correcte. Tous les honnêtes gens de Paris souhaitent qu’on représente cette pièce. On la joue en province. Une société de particuliers vient de la représenter à la campagne[1] avec beaucoup de succès ; on la jouera probablement chez M. le duc d’Orléans. Il n’y a pas un seul mot qui puisse avoir le moindre rapport ni à nos mœurs d’aujourd’hui, ni au temps présent. S’il y a quelque chose qui fasse allusion à l’Inquisition, nous n’avons point d’Inquisition en France : elle y a toujours été en horreur. Le Tartuffe, qui était une satire des dévots et surtout de la morale des jésuites, alors tout-puissants, a été joué par la protection d’un premier gentilhomme de la chambre, et est resté au théâtre pour toujours.

Mahomet, où il est dit :


Quiconque ose penser n’est pas né pour me croire ;

(Acte III, scène vi.)

Mahomet, dans lequel il y a un Séide, qui est précisément Jacques Clément, est joué souvent sans que personne en murmure. M. de Sartines ne demande pas mieux qu’on fasse aux Guèbres le même honneur ; mais il n’ose pas se compromettre. Il n’y a qu’un premier gentilhomme de la chambre, ayant le droit d’être un peu hardi, qui puisse prendre sur lui une telle entreprise. Quelques sots pourraient crier, mais trois à quatre cent mille hommes le béniraient.

J’ai bien senti que mon héros, qui a d’ailleurs tant de gloire, ne se soucierait pas beaucoup de celle-ci : aussi je me suis bien donné de garde de lui en parler, et encore plus de lui en faire parler par M. de Ximenès ; je lui ai seulement présenté les Guèbres pour l’amuser. Il viendra un temps où cette pièce paraîtra fort édifiante ; ce temps approche, et j’espère que mon héros vivra assez pour le voir.

Au reste, il sait que j’ai juré, depuis longtemps, d’obéir à ses ordres, et de ne jamais les prévenir ; de lui envoyer tout ce qu’il me demanderait, et de ne jamais rien lui dépêcher qu’il ne le demande, parce que je ne puis deviner ses goûts ; je ne dois rien lui présenter sans être sûr qu’il le recevra, et je ne veux rien faire qui ne lui plaise. Voilà mon dernier mot pour quatre jours que j’ai à vivre. Je vivrai et je mourrai son attaché, son obligé, et son berné.

  1. À Orangis ; voyez ci-dessus, page 444.