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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7716

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7716. — DE FREDERIC II, ROI DE PRUSSE.
Postdam, 25 novembre.

Vous avez trop de modestie, si vous avez pu croire qu’un silence comme celui que vous avez gardé pendant deux ans peut être supporté avec patience. Non, sans doute. Tout homme qui aime les lettres doit s’intéresser à votre conservation, et être bien aise quand vous-même lui en donnez des nouvelles. Que des Suisses s’établissent à Clèves, ou qu’ils restent à Genève, ce n’est pas ce qui m’intéresse ; mais bien de savoir ce que tait le héros de la raison, le Prométhée de nos jours, qui apporta la lumière céleste pour éclairer les aveugles, et les désabuser de leurs préjugés et de leurs erreurs.

Je suis bien aise que des sottises anglaises vous aient ressuscité : j’aimerais les extravagants qui feraient de pareils miracles. Cela n’empêche pas que je ne prenne l’auteur anglais pour un ancien Picte qui ne connaît pas l’Europe. Il faut être bien nouveau pour vous traduire en père de l’Église, qui par pitié de mon âme travaille a ma conversion. Il serait à souhaiter que vos évêques français eussent une pareille opinion de votre orthodoxie : vous n’en vivriez que plus tranquille.

Quant au Grand Turc, on le croit très-orthodoxe a Rome comme à Versailles. Il combat, à ce que ces messieurs prétendent, pour la foi catholique, apostolique et romaine. C’est le Croissant qui défend la Croix, qui soutient les évêques et les confédérés de Pologne contre ces maudits hérétiques, tant grecs que dissidents, et qui se bat pour la plus grande gloire du très-saint-père. Si je n’avais pas lu l’histoire des croisades dans vos ouvrages[1], j’aurais peut-être pu m’abandonner à la folie de conquérir la Palestine, de délivrer Sion, et cueillir les palmes d’Idumée ; mais les sottises de tant de rois et de paladins qui ont guerroyé dans ces terres lointaines m’ont empêché de les imiter, assuré que l’impératrice de Russie en rendrait bon compte. Je borne mes soins à exhorter messieurs les confédérés à l’union et à la paix, à leur marquer la différence qu’il y a entre persécuter leur religion et exiger d’eux qu’ils ne persécutent pas les autres : enfin je voudrais que l’Europe fut en paix, et que tout le monde fut content. Je crois que j’ai hérite ces sentiments de feu l’abbé de Saint-Pierre ; et il pourra m’arriver comme à lui de demeurer le seul de ma secte.

Pour passer à un sujet plus gai, je vous envoie un Prologue de comédie[2] que j’ai composé à la hâte, pour en régaler l’électrice de Saxe, qui m’a rendu visite. C’est une princesse d’un grand mérite, et qui aurait bien valu qu’un meilleur poëte la chantât. Vous voyez que je conserve mes anciennes faiblesses : j’aime les belles-lettres à la folie ; ce sont elles seules qui charment nos loisirs et qui nous procurent de vrais plaisirs. J’aimerais tout autant la philosophie, si notre faible raison y pouvait découvrir les vérités cachées à nos yeux, et que notre vaine curiosité recherche si avidement ; mais apprendre à connaître, c’est apprendre à douter[3]. J’abandonne donc cette mer si féconde en écueils d’absurdités, persuadé que tous les objets abstraits de nos spéculations étant hors de notre portée, leur connaissance nous serait entièrement inutile si nous pouvions y parvenir.

Avec cette façon de penser, je passe ma vieillesse tranquillement ; je tâche de me procurer toutes les brochures du neveu de l’abbé Bazin : il n’y a que ses ouvrages qu’on puisse lire.

Je lui souhaite longue vie, santé et contentement ; et, quoi qu’il ait dit, je l’aime toujours.

Fédéric.

  1. Dans l’Essai sur les Mœurs, chapitre liii et suivants ; voyez tome XI, page 435.
  2. Le Prologue de comédie fait partie des Œuvres posthumes de Frédéric II. Les personnages sont les neuf sœurs.
  3. Mme Deshoulières a dit :

    Vous ne prouvez que trop que chercher à connaître
    N’est souvent qu’apprendre à douter.