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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7742

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7742. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Berlin, 4 janvier.

Le vieux citadin du Caucase,
Ressuscité de son tombeau,
Caracole encor sur Pégase
Plus lestement qu’un jouvenceau.
J’aimerais mieux me voir à table
Avec ce Welche plein d’appas,
Esprit fécond, toujours aimable,
Qu’avec son Grec Pausanias.

Le vieux Welche a beaucoup d’érudition ; cependant il paraît qu’il persifle un peu[1] ce pauvre Thrace, qu’il alexandrise : ce pauvre Thrace est un homme très-ordinaire, qui n’a jamais possédé les grands talents du vainqueur du Granique, et qui aussi n’a point eu ses vices. Il a fait des vers en welche, parce qu’il en fallait, et que, pour son malheur, personne que lui dans son pays n’était atteint de la rage de la métromanie. Il a envoyé ses vers au vice-dieu qu’Apollon a établi son vicaire dans ce monde ; il a senti que c’était envoyer des corneilles à Athènes[2], mais il a cru que c’était un hommage qu’il fallait rendre à ce vice-dieu, comme de certaines sectes de papegaux en rendent au vieux qui préside sur les sept montagnes.

Quand vous avez pris des pilules, vous purgez de meilleurs vers que tous ceux qu’on fait actuellement en Europe. Pour moi, je prendrais toute la rhubarbe de la Sibérie et tout le séné des apothicaires, sans que jamais je fisse un chant de la Henriade. Tenez, voyez-vous, mon cher, chacun naît avec un certain talent : vous avez tout reçu de la nature ; cette bonne mère n’a pas été aussi libérale envers tout le monde. Vous composez vos ouvrages pour la gloire, et moi pour mon amusement. Nous réussissons l’un et l’autre, mais d’une manière bien différente : car tant que le soleil éclairera le monde, tant qu’il se conservera une teinture de science, une étincelle de goût, tant qu’il y aura des esprits qui aimeront des pensées sublimes, tant qu’il se trouvera des oreilles sensibles à l’harmonie, vos ouvrages dureront, et votre nom remplira l’espace des siècles qui mène à l’éternité. Pour les miens, on dira : C’est beaucoup que ce roi n’ait pas été tout à fait imbécile ; cela est passable ; s’il était né particulier, il aurait pourtant pu gagner sa vie en se faisant correcteur chez quelque libraire ; et puis on jette là le livre, et puis on en fait des papillotes, et puis il n’en est plus question.

Mais comme ne fait pas des vers qui veut, et qu’on barbouille du papier plus facilement en prose, je vous envoie un mémoire[3] destiné pour l’Académie. Le sujet est grave, la matière est philosophique ; et je me flatte que vous conviendrez du principe que j’ai tâché de démontrer de mon mieux.

J’espère que cela me vaudra quelques brochures de Ferney. Si vous voulez, nous barroterons[4] nos marchandises : c’est un commerce que j’espère faire avec avantage, car les denrées de Ferney valent mieux que tout ce que la Thrace peut produire.

J’attends sur cela votre réponse, vous assurant que personne ne connaît mieux le prix du solitaire du Caucase que le philosophe de Sans-Souci.

Fédéric.
  1. Voyez la lettre 7727.
  2. Frédéric avait déjà écrit cette phrase à Voltaire en 1767 ; voyez tome XLV lettre 6762.
  3. Essai sur l’amour-propre envisagé comme principe de morale.
  4. « Nous échangerons. » Variante des Œuvres posthumes.