Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7747

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 526).
7747. — À M. SERVAN.
5 janvier.

Vous croyez bien, monsieur, que si j’avais été en vie, je vous aurais remercié le jour même que je reçus votre paquet. J’ai été dans un état bien déplorable ; mais je vous relis, et je me porte bien. Je me suis demandé à moi-même pourquoi tous les discours du chancelier d’Aguesseau me refroidissent, et pourquoi tout ce que vous écrivez m’échauffe : c’est que vous parlez du cœur, et qu’il ne parle que de l’esprit ; il est rhéteur, et vous êtes éloquent : c’est pourtant le premier homme qu’ait eu le parlement de Paris.

Vous avez tous deux traité l’article des spectacles. En vérité, la différence qui est entre vous et lui, c’est qu’il a traité ce sujet en pédant, et je crois, en lisant le peu que vous en avez dit, que vous avez fait quelque bonne tragédie.

Je ne suis pas du tout honteux de ne pas mériter les éloges dont vous m’honorez. Je sais bien que personne ne peut aller au delà des bornes que la nature a prescrites à son talent. Il ne faut point rougir de n’avoir pas six pieds de haut quand on n’en a que cinq. Je n’ai jamais été où je voulais aller ; mais je suis né vif et sensible, et je le suis à soixante-seize ans comme à vingt-cinq. C’est cette sensibilité qui m’attache infiniment à vous, monsieur ; c’est elle qui me fait retrouver mon âme tout entière quand je lis vos lettres, dans lesquelles la vôtre se peint avec de si vives couleurs.

Courage, monsieur ; c’est à vous à signaler les abus de tout genre dont nous sommes environnés. Je vous demande pardon pour Gros-Jean, qui remontre à plus que son curé. Le même Gros-Jean a de grandes espérances en vous, et il est pénétré pour vous, monsieur, de tendresse et de respect.

Voltaire.