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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7756

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 534-536).
7756. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
20 janvier.

Vous avez eu la bonté, mon cher ange, de me faire présent du livre de notre ami Griffet[1], et moi, je prends la liberté de vous envoyer un manuscrit qui sûrement n’est pas de lui. Vous voulez vous amuser avec Mme d’Argental de cette comédie[2] de feu l’abbé de Châteauneuf, mort il y a plus de soixante ans. Je vous envoie une copie que j’ai faite sur-le-champ, à la réception de vos ordres. Mon manuscrit est bien meilleur que celui de Thieriot, plus ample, plus correct, beaucoup plus plaisant à mon gré, et purgé surtout des expressions qui pourraient présenter la moindre idée de dévotion, et par conséquent de scandale. Je ne sais si vous trouverez la pièce passable ; elle est bien différente du goût d’aujourd’hui ; ce n’est point du tout une tragi-comédie de Lachaussée ; elle m’a paru tenir un peu de l’ancien style : mais on ne rit plus, et on ne veut plus rire.

Si vous supposez pourtant, vous et Mme d’Argental, qu’on puisse encore aller à la comédie pour s’épanouir la rate ; si vous trouvez dans cette pièce des mœurs vraies et quelque chose de plaisant, alors on pourra la faire jouer. Il n’y aura nulle difficulté du côté de la police ; mais, en ce cas, il faudrait envoyer chercher Thieriot, et lui donner copie de la copie que je vous envoie, en lui recommandant le secret : il est intéressé à le garder. Je lui envoyai ce rogaton il y a quelques mois, pour lui aider à faire ressource ; et comme je lui mandais que tous les émoluments ne seraient pas pour lui[3], il se pourrait bien faire aussi que votre protégé Lekain en retirât quelque avantage.

Je ne sais point où demeure Thieriot, qui change de gîte tous les six mois, et qui ne m’a point écrit depuis plus de quatre. On peut s’informer de sa demeure chez le secrétaire de M. d’Ormesson, nommé Faget de Villeneuve ; voilà tout ce que j’en sais.

Je vous avertis que je prends la liberté d’envoyer à M. le duc de Praslin la pièce de l’abbé de Châteauneuf : il la lira s’il veut, et sera dans le secret pour se dépiquer des belles manières des Anglais et de messieurs de Tunis. Je lui écris en même temps pour le remercier de ses bontés pour les vingt-six diamants qui courent grand risque d’être perdus, attendu que les marchands n’ont rien fait en forme juridique.

J’ignore encore si on osera faire jouer à Toulouse la tragédie de la Tolérance[4] ; ce serait prêcher l’Alcoran à Rome. Je sais seulement qu’on la répète actuellement à Grenoble ; mais il n’est pas bien sûr qu’on l’y joue.

Nous me feriez plaisir, mon cher ange, de m’apprendre si M. le maréchal de Richelieu va a Bordeaux, comme on me l’a mandé. Il est si occupé de ses grandes affaires, qu’il ne m’écrit point.

Je ne sais si vous savez qu’on a mis dans quelques gazettes qu’on donnait la Corse au duc de Parme, et que vous étiez chargé de cette négociation. Il est bon que vous soyez informé des bruits qui courent, quelque mal fondés qu’ils puissent être.

Le progrès des armes de Catau est très-certain. On n’a jamais fait une campagne plus heureuse, si elle continue sur ce ton, elle sera l’automne prochain dans Constantinople. Nos opéras-comiques sont bien brillants ; mais ils n’approchent pas de cette pièce étonnante qui se joue des bords du Danube au mont Caucase et à la mer Caspienne. Les géographes doivent avoir de grands plaisirs.

L’oncle et la nièce se mettent sous les ailes des anges.

À propos, c’est bien à vous de parler de neige ; nous en avons dix pieds de haut et quatre-vingts lieues de pourtour.

Nota bene que si on me soupçonne d’être le prête-nom de l’abbé de Châteauneuf, tout est perdu.

  1. Voyez page 523.
  2. Le Dépositaire, tome VI. page 391.
  3. Il ne le dit pas dans la lettre 7625, d’où l’on peut conclure qu’il manque une lettre.
  4. Les Guèbres ; voyez tome VI, page 483.